Bel-Ami / Милый друг
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Et il se retrouva dans la rue avec son traitement dans sa poche. Il se paya un dejeuner succulent dans un bon restaurant a prix moderes qu'il connaissait; puis, ayant encore achete et laisse la Vie Francaise sur la table ou il avait mange, il penetra dans plusieurs magasins ou il acheta de menus objets, rien que pour les faire livrer chez lui et donner son nom: «Georges Duroy».
Il ajoutait: «Je suis le redacteur de la Vie Francaise.»
Puis il indiquait la rue et le numero, en ayant soin de stipuler: «Vous laisserez chez le concierge.»
Comme il avait encore du temps, il entra chez un lithographe qui fabriquait des cartes de visite a la minute, sous les yeux des passants; et il s'en fit faire immediatement une centaine, qui portaient, imprimee sous son nom, sa nouvelle qualite.
Puis il se rendit au journal.
Forestier le recut de haut, comme on recoit un inferieur:
– Ah! te voila, tres bien. J'ai justement plusieurs affaires pour toi. Attends-moi dix minutes. Je vais d'abord finir ma besogne.
Et il continua une lettre commencee. A l'autre bout de la grande table, un petit homme tres pale, bouffi, tres gras, chauve, avec un crane tout blanc et luisant, ecrivait, le nez sur son papier, par suite d'une myopie excessive.
Forestier lui demanda:
– Dis donc, Saint-Potin, a quelle heure vas-tu interviewer nos gens?
– A quatre heures.
– Tu emmeneras avec toi le jeune Duroy ici present, et tu lui devoileras les arcanes du metier.
– C'est entendu.
Puis, se tournant vers son ami, Forestier ajouta:
– As-tu apporte la suite sur l'Algerie? Le debut de ce matin a eu beaucoup de succes.
Duroy, interdit, balbutia:
– Non, – j'avais cru avoir le temps dans l'apres-midi, – j'ai eu un tas de choses a faire, – je n'ai pas pu…
L'autre leva les epaules d'un air mecontent:
– Si tu n'es pas plus exact que ca, tu rateras ton avenir, toi. Le pere Walter comptait sur ta copie. Je vais lui dire que ce sera pour demain. Si tu crois que tu seras paye pour ne rien faire, tu te trompes.
Puis, apres un silence, il ajouta:
– On doit battre le fer quand il est chaud, que diable!
Saint-Potin se leva:
– Je suis pret, dit-il.
Alors Forestier se renversant sur sa chaise, prit une pose presque solennelle pour donner ses instructions, et, se tournant vers Duroy:
– Voila. Nous avons a Paris depuis deux jours le general chinois Li-Theng-Fao, descendu au Continental, et le rajah Taposahib Ramaderao Pali, descendu a l'Hotel Bristol. Vous allez leur prendre une conversation.
Puis, se tournant vers Saint-Potin:
– N'oublie point les principaux points que je t'ai indiques. Demande au general et au rajah leur opinion sur les menees de l'Angleterre dans l'Extreme-Orient, leurs idees sur son systeme de colonisation et de domination, leurs esperances relatives a l'intervention de l'Europe, et de la France en particulier, dans leurs affaires.
Il se tut, puis il ajouta, parlant a la cantonade:
– Il sera on ne peut plus interessant pour nos lecteurs de savoir en meme temps ce qu'on pense en Chine et dans les Indes sur ces questions, qui passionnent si fort l'opinion publique en ce moment.
Il ajouta, pour Duroy:
– Observe comment Saint-Potin s'y prendra, c'est un excellent reporter, et tache d'apprendre les ficelles pour vider un homme en cinq minutes.
Puis il recommenca a ecrire avec gravite, avec l'intention evidente de bien etablir les distances, de bien mettre a sa place son ancien camarade et nouveau confrere.
Des qu'ils eurent franchi la porte, Saint-Potin se mit a rire et dit a Duroy:
– En voila un faiseur! Il nous la fait a nous-memes. On dirait vraiment qu'il nous prend pour ses lecteurs.
Puis ils descendirent sur le boulevard, et le reporter demanda:
– Buvez-vous quelque chose?
– Oui, volontiers. Il fait tres chaud.
Ils entrerent dans un cafe et se firent servir des boissons fraiches. Et Saint-Potin se mit a parler. Il parla de tout le monde et du journal avec une profusion de details surprenants.
– Le patron? Un vrai juif! Et vous savez, les juifs, on ne les changera jamais. Quelle race!
Et il cita des traits etonnants d'avarice, de cette avarice particuliere aux fils d'Israel, des economies de dix centimes, des marchandages de cuisiniere, des rabais honteux demandes et obtenus, toute une maniere d'etre d'usurier, de preteur a gages.
– Et avec ca, pourtant, un bon zig qui ne croit a rien et roule tout le monde. Son journal, qui est officieux, catholique, liberal, republicain, orleaniste, tarte a la creme et boutique a treize, n'a ete fonde que pour soutenir ses operations de bourse et ses entreprises de toute sorte. Pour ca il est tres fort, et il gagne des millions au moyen de societes qui n'ont pas quatre sous de capital…
Il allait toujours, appelant Duroy
– Et il a des mots a la Balzac, ce grigou. Figurez-vous que, l'autre jour, je me trouvais dans son cabinet avec cette antique bedole de Norbert, et ce Don Quichotte de Rival, quand Montelin, notre administrateur, arrive, avec sa serviette en maroquin sous le bras, cette serviette que tout Paris connait. Walter leva le nez et demanda: «Quoi de neuf?»
Montelin repondit avec naivete: «Je viens de payer les seize mille francs que nous devions au marchand de papier.»
Le patron fit un bond, un bond etonnant.
– Vous dites?
– Que je viens de payer M. Privas.
– Mais vous etes fou!
– Pourquoi?
– Pourquoi… pourquoi… pourquoi…
Il ota ses lunettes, les essuya. Puis il sourit, d'un drole de sourire qui court autour de ses grosses joues chaque fois qu'il va dire quelque chose de malin ou de fort, et avec un ton gouailleur et convaincu, il prononca: «Pourquoi? Parce que nous pouvions obtenir la-dessus une reduction de quatre a cinq mille francs.»
Montelin, etonne, reprit: «Mais, monsieur le directeur, tous les comptes etaient reguliers, verifies par moi et approuves par vous…»
Alors le patron, redevenu serieux, declara: «On n'est pas naif comme vous. Sachez, monsieur Montelin, qu'il faut toujours accumuler ses dettes pour transiger.»
Et Saint-Potin ajouta, avec un hochement de tete de connaisseur:
– Hein? Est-il a la Balzac, celui-la?
Duroy n'avait pas lu Balzac, mais il repondit avec conviction:
– Bigre, oui.