Том 6. С того берега. Долг прежде всего
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«Si la France succombe, – a dit un de nos amis, – il faut alors proclamer toute l'humanit'e en danger». Et cela est peut^etre vrai, si, par l'humanit'e, nous entendons seulement l'Europe germano-romaine. Mais pourquoi faudrait-il l'entendre ainsi? Devons-nous donc, comme les Romains, nous poignarder `a la mani`ere de Caton, parce que Rome succombe, et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome; parce que nous tenons pour barbare tout ce qui n'est pas elle? Est-ce donc que tout ce qui est plac'e en dehors de notre monde est de trop et ne sert absolument `a rien?
Le premier Romain, dont le regard observateur perca la nuit des temps, en comprenant que le monde auquel il appartenait devait succomber, se sentit l'^ame accabl'ee de tristesse, et, par d'esespoir, ou peut-^etre parce qu'il 'etait plus haut plac'e que les autres, il jeta un coup d'oeil au-del`a de l'horizon national, et son regard fatigu'e s'arr^eta sur les barbares. Il 'ecrivit son livre les Moeurs des Germains; et il eut raison, car l'avenir leur appartenait.
Je ne proph'etise rien; mais je ne crois pas non plus que les destins de l'humanit'e et son avenir soient attach'es, soient clou'es `a l'Europe occidentale. Si l'Europe ne parvient pas `a se relever par une transformation sociale, d'autres contr'ees se transformeront; il y en a qui sont d'ej`a pr^etes pour ce mouvement, d'autres qui s'y pr'eparent. L'une est connue, je veux dire les Etats de l'Am'erique du Nord; l'autre, pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la conna^it; peu ou mal.
L'Europe enti`ere sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux, a r'ep'et'e le cri du braillard berlinois:
Personne, cependant, ne sait ce que c'est que ces Russes, ces barbares, ces Cosaques, ce que c'est que ce Peuple, dont l'Europe a pu appr'ecier la m^ale jeunesse dans ce combat, dont il est sorti vainqueur. Que veut ce Peuple, qu'apporte-t-il avec lui? Qui en sait quelque chose? C'esar connaissait les Gaulois mieux que l'Europe ne conna^it les Russes. Tant que l'Europe occidentale a eu foi en elle-m^eme, tant que l'avenir ne lui est apparu que comme une suite de son d'eveloppement, elle ne pouvait s'occuper de l'Europe orientale; aujourd'hui les choses ont bien chang'e.
Cette ignorance superbe ne sied plus `a l'Europe; ce ne serait plus aujourd'hui la conscience de la sup'eriorit'e, mais la ridicule pr'etention d'un hidalgo castillan qui porte des bottes sans semelles et un manteau trou'e. Le danger de la situation ne peut se dissimuler. Reprochez aux Russes, tant qu'il vous plaira, d'^etre esclaves, `a leur tour ils vous demandent: «Et vous, vous ^etes libres?» Ils peuvent m^eme ajouter que jamais l'Europe ne sera libre que par l'affranchissement de la Russie. C'est pour cela, je crois, qu'il y aurait utilit'e `a conna^itre un peu ce pays.
Ce que je sais de la Russie, je suis pr^et `a le communiquer. Il y a d'ej`a longtemps que j'ai concu la pens'ee de ce travail, et bient^ot, puisqu'on nous a rendu si lib'eralement le temps de lire et d''ecrire, j'accomplirai mon projet. Ce travail me tient d'autant plus au coeur qu'il m'offre le moyen de t'emoigner `a la Russie et `a l'Europe ma reconnaissance. On ne devra chercher dans cette oeuvre ni une apoth'eose, ni un anath`eme. Je dirai la v'erit'e, toute la v'erit'e, autant que je la comprends et la connais, sans r'eserve, sans but pr'econcu. Il ne m'importe en rien de quelle mani`ere on d'enaturera mes paroles et comment on s'en pr'evaudra. J'estime trop peu les partis pour mentir en faveur de l'un ou de l'autre.
On ne manque point de livres sur la Russie; la plupart cependant sont des pamphlets politiques; ils n'ont pas 'et'e 'ecrits dans l'intention de faire mieux conna^itre le sujet; ils ont servi `a lа propagande lib'erale, soit en Russie, soit en Europe; on voulait effrayer celle-ci et l'instruire, en lui pr'esentant le tableau du despotisme russe. C'est ainsi qu'`a Sparte, pour inspirer l'horreur de l'ivrognerie, on montrait en spectacle des ilotes pris de vin.
Contre les pamphlets et les diffamations, le gouvernement russe avait organis'e une litt'erature semi-officielle, charg'ee de le louer et de mentir en sa faveur. D'un c^ot'e, c'est un organe de la R'epublique bourgeoise qui, dans son ignorance, mais avec la meilleure intention du monde et par patriotisme, repr'esente les Russes comme un peuple de Calibans, croupissant dans l'ordure et l'ivrognerie, avec de petits fronts aplatis qui ne permettent pas `a leurs facult'es de se d'evelopper, et n'ayant de passions que celles qu'inspirent les fureurs de l'ivresse.
D'un autre c^ot'e, un journal allemand, pay'e par la cour d'Autriche, publie des lettres sur la Russie, dans lesquelles on exalte toutes les infamies de la politique russe et o`u l'on d'epeint le gouvernement russe comme le plus fort et le plus national. Ces exag'erations passent en dix autres journaux et servent de base aux jugements que l'on porte ensuite sur ce pays.
A dire vrai, le dix-huiti`eme si`ecle accordait `a la Russie une attention plus profonde et plus s'erieuse que ne<le>fait le dixneuvi`eme, peut-^etre parce qu'il redoutait moins cette puissance. Les hommes prenaient alors un int'er^et r'eel `a l''etude de ce nouvel Etat, se montrant tout `a coup `a l'Europe dans la personne d'un tzar charpentier et venant r'eclamer une part dans la science et dans la politique europ'eenne.
Pierre Ier, dans son grossier uniforme de sous-officier, avec son 'energique sauvagerie, se saisit hardiment de l'administration au d'etriment d'une aristocratie 'enerv'ee. Il 'etait si na"ive ment brutal, si plein d'avenir que les penseurs d'alors se mirent `a l''etudier avidement, lui et son Peuple. Ils voulaient s'expli-quer comment cet Etat s''etait d'evelopp'e sans bruit, par des voies tout autres que le reste des Etats europ'eens; ils voulaient approfondir les 'el'ements dont se composait la puissante organisation de ce Peuple.
Des hommes, comme M"uller, Schlosser, Ewers, L'evesque, consacr`erent une partie de leur vie `a l''etude de l'histoire de la Russie, comme historiens, d'une mani`ere tout aussi scientifique que s'en occup`erent sous le rapport physique Pallas et Gmelin. De leur c^ot'e des philosophes et des publicistes consid'eraient avec curiosit'e l'histoire contemporaine de ce pays, le ph'enom`ene d'un gouvernement qui, despotique et r'evolutionnaire `a la fois, dirigeait son Peuple et n''etait pas entra^in'e par lui.
Ils voyaient que le tr^one, fond'e par Pierre Ier, avait peu d'analogie avec les tr^ones f'eodaux et traditionnels de l'Europe; les tentatives violentes de Catherine II, pour transporter dans la l'egislation russe les principes de Montesquieu et de Beccaria proscrits dans presque toute l'Europe, sa correspondance avec Voltaire, ses rapports avec Diderot confirmaient encore `a leurs yeux la r'ealit'e de ce ph'enom`ene.
Les deux partages de la Pologne furent la premi`ere infamie qui souilla la Russie. L'Europe ne comprit pas toute la port'ee de cet 'ev'enement; car elle 'etait alors occup'ee d'autres soins. Elle assistait, le cou tendu, et respirant `a peine, aux grands 'ev'enements par lesquels s'annoncait d'ej`a la R'evolution francaise. L'imp'eratrice de Russie se m^ela au tourbillon et offrit son secours au monde chancelant. La campagne de Souvarow en Suisse et en Italie n'eut absolument aucun sens, elle ne pouvait que soulever l'opinion publique contre la Russie.
L'extravagante 'epoque de ces guerres absurdes, que les Francais nomment encore aujourd'hui la p'eriode de leur gloire, finit avec leur invasion en Russie; ce fut une aberration de g'enie, comme la campagne d'Egypte. Il plut `a Bonaparte de se montrer `a la terre debout sur un monceau de cadavres. A la gloire des Pyramides il voulut ajouter la gloire de Moscou et du Kremlin. Cette fois il ne r'eussit pas; il souleva contre lui tout un Peuple qui saisit r'esolument les armes, traversa l'Europe derri`ere lui et prit Paris.