L'?vad?e de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар)
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Didier, avant son service militaire, avait 'et'e vaguement charg'e de visiter la client`ele. C’'etait un joli garcon, au regard doux, aux traits r'eguliers. Une longue et belle barbe tr`es soyeuse s’'epanouissait sur son visage et lui donnait, d`es dix-huit ans, l’apparence d’un homme de vingt-cinq. Didier, toutefois ne mordait pas au commerce. On le traitait de sentimental, de r^eveur, avec d’ailleurs un peu de m'epris. Le jeune homme s’int'eressait peu aux op'erations qui s'eduisaient si fort le reste de sa famille, et c’'etait avec un grand soulagement que, deux ans auparavant, il 'etait parti faire son service militaire. Or, voici qu’il 'etait revenu depuis quelques semaines `a peine et que le d'ec`es inopin'e de son p`ere menacait d’apporter une perturbation consid'erable dans l’organisation int'erieure de la maison de commerce.
On 'etait ce jour-l`a un lundi matin. Le samedi pr'ec'edent on avait enterr'e Granjeard et d`es lors, l’existence reprenait son cours normal pour ceux qui lui survivaient.
La veuve Granjeard, depuis la r'eouverture de l’usine, n’avait pas arr^et'e un seul instant de travailler. Ce matin-l`a, il avait fallu r'epondre au courrier volumineux qui s’'etait accumul'e ces deux derniers jours, donner des coups de t'el'ephone et, en outre, la veuve Granjeard avait eu `a d'ebrouiller avec son contrema^itre Landry une question assez d'elicate et compliqu'ee au sujet d’une commande pass'ee par une fonderie des Ardennes.
Pendant le d'ejeuner, Mme Granjeard entretint ses fils de cette commande.
Tout `a coup, la veuve, se tournant vers son fils cadet, Didier, l’interpella s`echement :
— Tu n’es gu`ere poli, Didier. Il me semble que tu pourrais au moins faire attention `a ce que je dis au lieu de r^evasser. Tes int'er^ets sont en jeu comme ceux de tes fr`eres. Seulement, monsieur se croirait d'eshonor'e s’il s’occupait de questions aussi terre-`a-terre.
— Mais, ma m`ere, je vous 'ecoute. Je sais que tout ce que vous faites est bien fait.
L’irascible veuve allait r'epondre, lorsque, soudain, la sonnerie du t'el'ephone retentit dans le bureau voisin. Mme Granjeard alla `a l’appareil, revint :
— C’est Bridois, le notaire, qui vient de nous t'el'ephoner. Il va falloir nous arranger pour l’aller voir demain, tous les trois, tous les quatre du moins, Didier viendra aussi.
— Pourquoi faire, ma m`ere ? comment se fait-il que vous ayez besoin de moi ? demanda Didier.
— Parce que, d'eclara nerveusement Mme Granjeard, ta pr'esence est indispensable, ainsi que celle de tes fr`eres. Bridois m’a dit qu’il fallait au plus t^ot r'egulariser notre situation commerciale. Vous savez, d’ailleurs, quelles sont mes intentions. Je ne tiens pas `a avoir affaire `a la justice pour r'egler nos int'er^ets, cela co^ute trop cher. Je vais vous associer tous les trois et, naturellement, je me nommerai g'erante de l’affaire avec tous pouvoirs d’administration, tant que je vivrai. Nous ferons un contrat de dix ans, nous verrons ensuite. Moi seule aurait le droit de rester ou de me retirer `a l’expiration de ce d'elai. De la sorte, nous r'eduirons au strict minimum les droits de succession que nous aurons `a payer au fisc les uns et les autres. N’est-il pas vrai, Robert, que c’est comme cela que nous devons proc'eder ?
— Vous avez raison, dit le fils avocat, c’est le plus simple.
— C’est une chance v'eritable que votre pauvre p`ere ne soit mort qu’apr`es la majorit'e de Didier. Il y a trois ans, lorsque Didier n’avait alors que vingt ans, il a 'et'e tr`es malade et j’ai eu bien peur qu’il ne s’en aille avant que son dernier fils ne soit majeur, c’est cela qui nous en aurait fait des ennuis. Il aurait fallu tout liquider, r'ealiser de l’argent et Dieu sait si dans les affaires, actuellement, vu la concurrence, on a besoin d’avoir des capitaux disponibles. Mes enfants, d'ep^echons-nous de prendre le caf'e, nous sommes en retard.
Donnant l’exemple, Mme Granjeard avala le liquide bouillant comme si elle avait eu un palais doubl'e de ce fer qu’elle aimait tant.
D'ej`a, Paul et Robert s’'etaient 'eclips'es et gagnaient leur bureau respectif. Leur m`ere allait en faire autant, Didier la retint par le bras.
— Maman, dit-il, j’ai `a vous parler.
— `A me parler ? Tu sais pourtant qu’il est l’heure.
— Il est l’heure, sans doute, fit Didier impatient'e, eh bien, vous serez en retard voil`a tout, une fois n’est pas coutume.
— Qu’as-tu donc `a me dire ?
— 'Ecoutez, maman, c’est d'elicat et peut-^etre ne serez-vous pas tr`es contente, mais j’aime autant vous le dire, car ma d'ecision est prise, irr'evocablement. Vous vous ^etes d'ej`a rendu compte que je ne mordais pas beaucoup aux affaires. Le commerce ne me convient pas, en effet, et je voudrais vous demander la permission de quitter l’usine.
— Mais tu es fou, tu n’y penses pas.
— Voil`a deux ans que j’y pense, ma m`ere, et m^eme, je viens vous demander de bien vouloir me rendre ma part d’h'eritage, car j’aurai besoin d'esormais de l’argent de mon p`ere.
— Ton p`ere, assura Mme Granjeard, est mort sans testament, il ne t’a pas laiss'e un sou.
— Je le sais, fit-il, mais si je ne me trompe, il me revient de droit quelque chose, cela s’appelle, je crois : la quotit'e disponible.
— Ma parole, grommela la veuve Granjeard, tu es joliment bien renseign'e, mais je ne le veux pas. Tu ne quitteras pas la maison. Tu t’associeras `a tes fr`eres.
— Non, ma m`ere, je ne veux pas, je ne peux pas.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi la v'erit'e, tu as fait des dettes ?
— Non, d'eclara Didier, mais je vais en faire.
— Pourquoi ?
— Parce que, avoua Didier, j’ai des charges et des obligations.
— Explique-toi ! Que veux-tu dire ?
— Eh bien, voil`a maman, mieux vaut, en effet, que vous le sachiez, l’heure est venue pour moi de parler, j’ai une ma^itresse, une ma^itresse que j’adore, depuis deux ans d'ej`a, nous nous aimons, nous voulons vivre ensemble, nous marier.
— Une ma^itresse ? s’'ecria Mme Granjeard. Cela se quitte une ma^itresse.
— Ce n’est pas mon sentiment, ma m`ere, tout d'epend de la femme que l’on a choisie. Lorsque celle-ci est pure, honn^ete, qu’elle s’est donn'ee `a vous comme ma ma^itresse s’est donn'ee `a moi, sinc`erement, sans arri`ere-pens'ee…
— Si c’'etait une honn^ete femme, interrompit Mme Granjeard, elle ne t’aurait jamais c'ed'e. Est-ce que j’ai 'et'e la ma^itresse de ton p`ere, moi ? Allons donc ! C’est une faiseuse qui t’a roul'e, une demi-mondaine qui t’a 'ebloui.
— Non, ma m`ere, vous faites erreur, ma ma^itresse est une simple ouvri`ere.
— De mieux en mieux, s’'ecria Mme Granjeard. Eh bien, mon petit, ouvri`ere ou demi-mondaine, tu me feras le plaisir de rompre et vivement avec cette demoiselle.
— Le voudrais-je, fit-il, que je ne le pourrais pas, j’ai eu avec elle un enfant.
— Un enfant ? hurla Mme Granjeard, tu as un enfant, mis'erable, ah c`a, mais tu es fou ? D’ailleurs, c’est bien 'evident, on t’a roul'e, na"if et stupide comme tu l’es, cet enfant n’est pas de toi.
— Je vous en prie, ma m`ere, n’insistez plus, laissons ces questions p'enibles et r'epondez `a ma demande : je d'esire ma part de fortune, je ne veux pas m’associer `a mes fr`eres, dites-moi que nous sommes d’accord et qu’il n’en soit plus question.