Том 6. С того берега. Долг прежде всего
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Si les 'el'ements de la vie nouvelle et du mouvement rest`erent alors isol'es; s'ils n'arriv`erent pas `a cette unit'e qui r'egnait avant le 26 d'ecembre, c'est, avant tout, que les questions les plus importantes devinrent beaucoup plus complexes et plus profondes. Tous les hommes s'erieux comprirent qu'il ne suffisait plus de se tra^iner `a la remorque de l'Europe, qu'il existe en Russie quelque chose qui lui est propre et particulier, et qu'il faut n'ecessairement 'etudier et comprendre dans le pass'e et dans le pr'esent.
Les uns, dans ce qui est propre `a la Russie, ne virent rien d'hostile ni d'antipathique aux institutions de l'Europe; loin de l`a, ils pr'evoyaient le temps, o`u la Russie, au-del`a de la p'eriode de P'etersbourg, et l'Europe, au-del`a du constitutionnalisme, viendraient `a se rencontrer. Les autres, au contraire, rejetant sur le caract`ere antinational du gouvernement tout le poids de la situation pr'esente, confondirent dans une m^eme haine tout ce qui tient `a l'Occident.
P'etersbourg enseigna `a ces hommes `a m'epriser toute civilisation, tout progr`es; ils voulaient retourner aux formes 'etroites des temps qui avaient pr'ec'ed'e Pierre Ier, et dans lesquels la vie russe se trouverait de nouveau `a peu pr`es 'etrangl'ee. Heureusement, le chemin, pour revenir `a la vieille Russie, s'est depuis longtemps couvert d'une 'epaisse for^et, et ni les slavophiles ni le gouvernement ne r'eussiront `a la raser.
La lutte de ces partis, a, depuis dix ans, donn'e `a la litt'erature une nouvelle vie; les journaux ont vu s'accro^itre consid'erablement le nombre de leurs souscripteurs, et, aux cours d'histoire, les bancs de l'universit'e de Moscou rompaient sous la foule des auditeurs. N'oubliez pas que, dans l'excessive pauvret'e d'organes de l'opinion publique, les questions de litt'erature et de science se sont transform'ees en une ar`ene pour les partis politiques. Tel 'etait l''etat de choses lorsque la R'evolution, de F'evrier 'eclata.
Le gouvernement, d'abord 'etourdi, ne fit rien, mais lorsqu'il vit l'allure humble et soumise de la modeste R'epublique, il reprit bient^ot ses sens. Le gouvernement russe d'eclara hautement qu'il se consid'erait comme le champion du principe monarchique et, pr'esageant la solidarit'e de la civilisation avec la R'evolution (`a l'exemple de l'Assembl'ee Nationale francaise) il ne cacha pas qu'il 'etait pr^et `a tout sacrifier pour la cause de l'ordre. Le gouvernement russe, avec plus d''energie que cette Assembl'ee, marcha, dans sa cynique hardiesse, `a l'an'eantissement de la civilisation et du progr`es.
Qu'en adviendra-t-il?.. En Russie, peut-^etre, la ruine de tout 'el'ement civilisateur. Epouvantable r'esultat! Mais la Russie n'en sera pas ab^im'ee pour cela. Il est m^eme fort possible que ce r'esultat devienne, pour le Peuple, le signal du r'eveil, et que s'ouvre alors une nouvelle `ere pour la justice et les droits du Peuple.
Le gouvernement, en attendant, semble avoir oubli'e, qu'il est n'e `a P'etersbourg, qu'il est le gouvernement de la Russie civilis'ee; qu'il est li'e, lui aussi, par les gages qu'il a donn'e `a la civilisation europ'eenne, et qu'en d'epit de ses airs actuels d'orthodoxie et de nationalit'e, le paysan russe le regarde toujours comme allemand.
Le sort du tr^one de P'etersbourg – admirez la sublime ironie! – est li'e `a la civilisation; en l'an'eantissant il se pr'ecipite dans un ab^ime effroyable, et s'il la laisse grandir, il tombe dans un autre ab^ime. – Il est possible, d'ailleurs, que la Russie, par suite d'une oppression intol'erable, se d'ecompose en un grand nombre de parties; peut-^etre aussi se pr'ecipitera-t-elle tout simplement en avant, et, dans son impatience, secouera-t-elle, de dessus son dos vigoureux, les cavaliers maladroits. Tout cela est encore dans l'avenir, et je ne suis pas ma^itre dans l'art de la divination.
Apr`es tout ce que j'ai dit, voil`a la question que l'on s'adresse involontairement. Quelle id'ee, quelle pens'ee apporte donc ce Peuple dans l'histoire? Jusqu'`a pr'esent, nous voyons seulement qu'il se pr'esente lui-m^eme, et c'est l`a, d'ordinaire, la condition de tout ce qui n'a pas encore m^uri. Quelle id'ee apporte un enfant dans la famille? Rien autre chose que la facult'e, la disposition, la possibilit'e d'un d'eveloppement. Quant `a savoir si cette possibilit'e existe, si les mucles de l'enfant sont vigoureux, si ses facult'es y r'epondent, ce sont l`a des questions abandonn'ees `a notre examen. Et voil`a pr'ecis'ement pourquoi j'insiste aujourd'hui plus que jamais sur la n'ecessit'e d''etudier la Russie.
En face de l'Europe, dont les forces se sont 'epuis'ees `a travers les luttes d'une longue vie, se pose un Peuple, dont l'existence commence `a peine, et qui, sous la dure 'ecorce ext'erieure du tzarisme et de l'imp'erialisme, a grandi et s'est d'evelopp'e, comme les cristaux croissent sous une g'eode; l''ecorce du tzarisme moscovite est tomb'ee, aussit^ot qu'elle est devenue inutile; l''ecorce de l'imp'erialisme adh`ere encore moins fortement `a l'arbre.
Il est vrai que, jusqu'`a pr'esent, le Peuple russe ne s'est en rien occup'e de la question de gouvernement; sa foi a 'et'e celle d'un enfant, sa soumission toute passive. Il ne s'est r'eserv'e qu'un seul fort, rest'e debout `a travers tous les ^ages: c'est sa commune rurale, et par l`a il est plus pr`es d'une R'evolution sociale que d'une R'evolution politique. La Russie na^it `a la vie comme Peuple, le dernier de tous, encore plein de jeunesse et d'activit'e `a une 'epoque, o`u les autres Peuples veulent du repos; il appara^it dans l'orgueil de sa force `a une 'epoque, o`u les autres Peuples se sentent fatigu'es et sur leur d'eclin. Son pass'e a 'et'e pauvre, son pr'esent est monstrueux; il est vrai que cela ne constitue encor aucuns droits.
Grand nombre de Peuples ont disparu de la sc`ene de l'histoire, sans avoir v'ecu dans toute la pl'enitude de la vie; mais ils n'avaient pas, comme la Russie, des pr'etentions aussi colossales sur l'avenir. Vous le savez: dans l'histoire on ne peut pas dire tarde venientibus ossa, au contraire, les meilleurs fruits leur sont r'eserv'es, s'ils sont capables de s'en nourrir. Et c'est ici la grande question.
La force du Peuple russe est avou'ee de toute l'Europe par la crainte m^eme qu'il lui inspire; il a montr'e ce dont il est capable dans la p'eriode de P'etersbourg; il a beaucoup fait, et cela, malgr'e les cha^ines dont ses mains 'etaient charg'ees: chose 'etrange et vraie cependant, comme il est vrai que d'autres peuples, pauvrement dou'es, ont consum'e des si`ecles entiers sans rien faire, quoique jouissant d'une pleine libert'e. La justice n'appartient pas aux qualit'es eminentes de l'histoire; la justice est trop sage et trop prosa"ique, tandis que la vie, dans son d'eveloppement, est au contraire capricieuse et po'etique. Au point de vue de l'histoire, la justice donne `a qui n'a pas m'erit'e; le m'erite trouve d'ailleurs sa r'ecompense dans le service m^eme qu'il a rendu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Voil`a, mon cher ami, tout ce que je voulais vous dire pour cette fois. Je pourrais fort bien terminer ici, mais il me vient `a cette heure une pens'ee bizarre: c'est qu'il se rencontrera.quantit'e de bonnes gens, d'oreille un peu dure, qui verront dans ma lettre un patriotisme exclusif, une pr'ef'erence pour la Russie, et qui s''ecrieront l`a-dessus qu'ils avaient concu de ce pays une tout autre id'ee.
Oui, j'aime la Russie.
En g'en'eral, je regarde comme impossible ou comme inutile d''ecrire sur un sujet, pour lequel on ne ressent ni amour ni haine. Mais mon amour n'est point le sentiment bestial de l'habitude; ce n'est point cet instinct naturel dont on a fait la vertu du patriotisme; j'aime la Russie parce que je la connais, avec conscience, avec raison. Il y a aussi beaucoup de choses en Russie que je hais sans mesure et avec toute la puissance d'une premi`ere haine. Je ne dissimule ni l'un, ni l'autre.
En Europe on ne conna^it point du tout la Russie; en Russie on conna^it tr`es mal l'Europe. Il fut un temps o`u, en pr'esence des Monts-Ourals, je me faisais de l'Europe une id'ee fantastique; je croyais `a l'Europe et surtout `a la France. Je profitai du premier moment de libert'e pour venir `a Paris.
C''etait encore avant la R'evolution de F'evrier. Je consid'erai les choses d'un peu plus pr`es et je rougis de ma pr'evention. Maintenant je suis furieux de l'injustice de ces publicistes au coeur 'etroit qui ne reconnaissent le tzarisme que sous le 59e degr'e de latitude bor'eale. Pourquoi ces deux mesures? Injuriez tant qu'il vous plaira, et accablez de reproches l'absolutisme de P'etersbourg et la pers'ev'erance de notre r'esignation; mais injuriez partout et reconnaissez le despotisme sous quelque forme qu'il se pr'esente, s'appel^at-il pr'esident d'une R'epublique, gouvernement provisoire ou Assembl'ee nationale.