Переписка 1992–2004
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Comment traduire “insofern”? En remarquant d’abord qu’il r'epond `a la question “in wie fern” — litt'eralement: en quelle mesure loin, `a quelle distance de lointain? La question de la technique, dit Jean Beaufret, “par del`a Aristote, remonte jusqu’`a H'eraclite”, insofern: “aussi loin que cela”. Ce lointain-l`a, en effet, d’o`u parle H'eraclite, quand commence `a poindre l’exp'erience historiale de l’histoire, fait appara^itre H'eraclite `a une incommensurablement plus grande distance d’Aristote qu’Aristote n’est lui- m^eme distant de nous. C’est aussi loin qu’il faut remonter, s’il s’agit d’entrevoir ce qui, autrement, reste inapparent dans le rapport o`u viennent se lier entre elles “fabrication”, tevcnh et “technique”.
Pour sentir ce rapport historial, il faut d’abord avoir affront'e ce que Jean Beaufret nomme “das Unaufhaltsame des Wesens der Technik”.
“Das Unaufhaltsame”: “Le caract`ere irr'esistible” ai-je traduit plus haut. Bien insuffisant, car il ne s’agit pas seulement d’une simple caract'eristique. “Aufhalten”, c’est: retenir, arr^eter, et plus particuli`erement: arr^eter quelque chose qui est en cours ou m^eme en pleine course. “Das Unaufhaltsame”: ce qu’a de fonci`erement inarr^etable, de r'efractaire `a tout endiguement, d’impossible `a freiner ou refr'ener. Or ce qui se pr'esente avec cette capacit'e de faire c'eder tous les efforts de blocage, c’est ce que Heidegger nomme: “das Wesen der Technik”.
Nous avons tendance `a entendre cette locution comme d'esignant “l’essence de la technique”. Mais il vaut mieux quitter ce terrain — si du moins notre souci est de comprendre quelque chose `a ce que Jean Beaufret est en train de d'ecouvrir en approfondissant sa lecture de Heidegger.
Car l’essence, ce que nous entendons sous ce nom, n’est autre que l’avatar, dans une philosophie devenue discipline d’'ecole, de l’ei\do" — du visage immuable sous lequel se pr'esente ce qui est quand le vise la tevcnh.
Lorsqu’il s’agit de comprendre — entendons bien: “comprendre” dans un sens plein, o`u ce n’est plus du tout la prise qui est au coeur de l’entreprise, mais bien, respectivement, la relation r'eciproque o`u s’entrecroisent et s’unissent ce qui est compris et ce qui le comprend — lorsqu’il s’agit de comprendre la technique, la prendre comme elle-m^eme s’y prend, c’est—`a-dire en d'egageant l’ei\do", n’est plus du tout de mise. En d’autres termes: lorsque Heidegger dit “das Wesen der Technik”, le mot “Wesen” n’a plus du tout l’acception traditionnelle d’essence.
Wesen est l’un de ces termes que Heidegger a 'ecout'es avec la plus soutenue des attentions. Ce qu’il importe pour nous d’y comprendre, c’est que “Wesen” est un mot dont la r'esonnance est infiniment plus riche que celle d’un terme technique. “Das Wesen”, d’abord, est la pure et simple substantification du verbe “wesen”, lequel a connu, depuis le moyen—^age jusqu’`a l’'epoque classique, un emploi tr`es significatif dans la langue allemande. En particulier, ce verbe se signale par son aspect d’intense vivacit'e. Dans l’ancienne langue, il s’associe volontiers `a deux autres verbes, “leben” (= vivre) et “wirken” (= ^etre au travail) — de sorte qu’une locution comme: “lebet und weset und wirket” [il est en pleine vie et en plein travail] donne sur le champ un apercu tout `a fait pr'egnant de l’acception dans laquelle l’oreille allemande entend le mot “Wesen”. Je viens de le rendre tant bien que mal en combinant les deux verbes qui l’entourent: “leben” et “wirken”. Quand on 'evoque cette pl'enitude d’^etre en plein travail, et que l’on se la figure comme ne connaissant pas de cesse, on n’est pas trop loin, je crois, de ce qu’il s’agit de penser avec le mot “Wesen”, tel qu’invite `a l’entendre Heidegger.
Le verbe “wesen”, cela m'erite d’^etre remarqu'e, donne au pr'et'erit du verbe “^etre”, sa forme: “war” (w.a.r) — exactement comme le radical indoeurop'een qui se retrouve dans le grec fuvsi" fournit au latin et au francais la forme pass'ee: fuit, il fut.
`A l’'epoque o`u ce verbe 'etait d’usage courant, “wesen” s’entendait (tout comme le sanscrit v^asatt: il habite) dans l’acception de “demeurer, “habiter” — mais faisons bien attention: au sens o`u habiter, si c’est bien d’habiter au sens factif qu’il s’agit, est aux antipodes de prendre des habitudes, puisque cela demande un continuel renouveau d’inventions et d’initiatives. Pour notre gouverne, et peut—^etre aussi afin d’en apprendre quelque chose, notons que le vieux mot francais “estance” avait exactement cette acception: la demeure, le s'ejour — c’est—`a-dire le fait de se tenir en un lieu [stlocus], cette tenue demandant `a celui qui s’y tient, une attention soutenue et un travail de tous les instants.
Quand il donne des indications sur “Wesen”, Heidegger le rapproche volontiers du verbe “w"ahren” (w.a tr'ema. h.r.e.n) qui n’est en fait que le duratif de “wesen”. Il suffit de songer `a ceci: que durer, au sens plein, n’implique nullement l’immutabilit'e (est-il besoin d’ajouter: tout au contraire?) — il suffit d’avoir remarqu'e cela pour commencer `a voir s’ouvrir l’ab^ime qui s'epare l’essence (au sens traditionnel) de ce que Heidegger entend avec “Wesen”.
“Das Wesen der Technik” — Jean Beaufret ne traduit pas, et pour cause! Pour le faire comme il faudrait, nous devrions trouver un mot ou une tournure dans lesquels parlerait une mutabilit'e, ou mieux, pour reprendre un vieux mot de notre langue: une “muablet'e” — dont la marque serait, plut^ot que l’aptitude `a simplement s’'etendre continuement dans le temps, une v'eritable muance (on se souviendra qu’on disait autrefois “muance de terre” pour: tremblement de terre) — une “muance”, donc, o`u pr'edomine une intense capacit'e d’impulser toujours `a nouveau. Il est dommage que le mot de “mouvance” se soit restreint `a d'esigner exclusivement le fait juridique, pour un certain domaine, de relever d’un autre. P'eguy a tent'e, autrefois, de rendre `a ce mot l’acception de: ce qui donne mouvement, ce qui ne cesse de remettre en mouvement.
Mais peu importe que nous n’ayons pas de mot pour traduire “Wesen”, pourvu que nous soyons en 'etat de comprendre l’acception dans laquelle il faut le prendre. “Das Unaufhaltsame des Wesens der Technik”: par l`a se dit la propagation qui va s’'elargissant et qui, du coup, revient animer encore plus profond'ement l’irr'esistible lame de fond du ph'enom`ene qu’est la technique, lorsqu’elle est comprise `a partir de cette pl'enitude qui la travaille, et que Heidegger comprend comme “Wesen der Technik”.
Ici, permettez-moi de quitter un instant Jean Beaufret, pour aller jeter un coup d’oeil directement chez Heidegger. Il nomme ce qui ne cesse de travailler au coeur de notre technique: “das Gestell”. L`a encore, il importe bien plus de comprendre l’indication qui motive le choix de ce mot, que de vouloir imposer un terme susceptible, dans un lexique, de le traduire. Andr'e Pr'eau l’a rendu par “arraisonnement”, ce qui est une excellente traduction, car, avec cette id'ee de “ramener de gr'e ou de force `a la raison”, “passe” quelque chose de l’irr'esistible mouvement de fond inh'erent `a la vis'ee technicienne. Mais voil`a qui ne doit pas arr^eter notre r'eflexion; tout au contraire: il s’agit d’aller jusqu’`a comprendre comment se fait l’arraisonnement. Or c’est justement ce que dit le mot: das Gestell, lequel ne demande qu’`a parler. En lui se lit le radical du verbe “stellen”, la racine indo-europ'eenne * st(h)el-: faire se dresser debout. Est-ce un pur hasard si, `a cette 'epoque qui est la n^otre, les productions de l’art contemporain sont nomm'ees, par ceux qui les r'ealisent, des “installations”?
Les st`eles, ch`eres `a Victor S'egalen, sont aux installations, dans le m^eme rapport que la tevcnh vis `a vis de la technique.
“Das Gestell”, ce mot o`u Heidegger cherche `a dire la vive et muable mouvance de notre technique, ce mot (ai-je dit) parle en toute clart'e. C’est d’abord un mot de la langue courante (o`u il d'esigne tous les sortes de montages obtenus en assemblant des 'el'ements destin'es `a se structurer en vue de former: un b^ati, un support, un chassis). Mais il est d'ej`a parlant rien que par sa composition. Le pr'efixe ge-, partout pr'esent dans les langues germaniques, y signale un type remarquable d’unit'e, celle qui vient du fait que se r'eunisse, se rassemble — quoi, en l’occurrence? Eh bien ce qu’indique le radical verbal. Ce dernier — stell, stellen — nous l’avons d'ej`a remarqu'e, signale une mani`ere tr`es pr'ecise de poser: poser debout, disposer relativement `a une verticalit'e.
Nous n’avons pas, semble-t — il, de terme francais o`u cet aspect ressorte comme composante primordiale. Mais il y a bien un mot dans lequel le trait majeur qui importe `a Heidegger vient quasiment de lui-m^eme au premier plan. C’est notre mot: “consommation” — `a condition toutefois de le prendre `a rebours de son sens habituel (la consommation d’'energie). Si l’on oriente l’'ecoute sur le sens fort du mot “sommation”, on peut l’entendre dire: la multiforme vari'et'e de sommations en lesquelles l’humanit'e plan'etaire se voit d'esormais somm'ee de ne plus rien viser (`a commencer par elle-m^eme) que sous le visage sommaire de la totalit'e. Nous acc'edons manifestement au foyer de la question d`es que nous apercevons comme moteur de l’arraisonnement la consommation telle qu’elle vient d’^etre cern'ee.