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ЖАНРЫ

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La pens'ee v'eritable est rupture — comme est rupture tout ce qui a un vrai poids dans une vie humaine. Rupture par rapport `a ce qui pr'ec`ede, mais surtout rupture relativement `a tout ce qui usurpe l’apparence d’^etre proche — bref: rupture qui ne cesse de rompre avec l’imposture.

`A propos de la question de la technique, 'ecoutons ce que dit Jean Beaufret. Cet homme a si admirablement appris `a pratiquer l’art de rompre en se d'epaysant jusqu’`a soi-m^eme, qu’il en est devenu, m^eme en France, comme un 'etranger. Comment s’expliquer autrement que pour le vingti`eme anniversaire de sa mort, survenue le 7 ao^ut 1982, n’ait paru en France

qu’un seul hommage `a Jean Beaufret?

Je tiens `a saluer la pr'esence parmi nous, ce matin, de celui qui a 'ecrit cet hommage: Pierre Jacerme. Son texte s’intitule Martin Heidegger et Jean Beaufret/Un dialogue [“Revue philosophique”, 2002, n° 4].

Il y a presque quarante ans, le 9 septembre 1963, Jean Beaufret 'ecrivait `a Heidegger (`a la veille, donc, du dixi`eme anniversaire de la conf'erence):

«Je crois que je vois, encore mieux qu’`a Messkirch, l’extraordinaire difficult'e de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par-del`a Aristote, remonte jusqu’`a H'eraclite, dans la mesure o`u le caract`ere irr'esistible de la technique, en son d'eploiement pl'enier, r'epond au secret lui- m^eme, au kruvptesqai de la fuvsi", au fait en retrait que <la fuvsi" se r'ev`ele ainsi>, par quoi l’histoire tout enti`ere de l’all'egie de l’estre-m^eme est port'ee.»

La lettre ne parle pas — il faut le dire — exactement en ces termes. Jean Beaufret, qui 'ecrit jusque l`a en francais (sauf en mentionnant le titre “Die Frage nach der Technik” — peut—^etre comprenons-nous `a pr'esent pourquoi), `a partir de “jusqu’`a H'eraclite”, passe en effet `a l’allemand, ce qui donne comme texte — 'ecoutons-le tel qu’il fut recu par Heidegger:

«Je crois que je vois, encore mieux qu’`a Messkirch, l’extraordinaire difficult'e de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par-del`a Aristote, remonte jusqu’`a H'eraclite, insofern das Unaufhaltsame des Wesens der Technik dem Geheimnis selbst, dem kruvtesqai der fuvsi", dem verborgenen “Dass” entspricht, durch das die ganze Lichtungsgeschichte des Seyns getragen ist.»

Que se passe-t — il avec ce changement de langue? Il n’est pas superflu de poser la question, d’autant moins que par l`a — avant m^eme de nous mettre `a traduire de ce qu’'ecrit Jean Beaufret — nous avons occasion de pr'eciser le sens du questionnement. Il est bon, en effet, lorsque nous questionnons, de nous demander si nous questionnons sur… ou bien si nous questionnons apr`es.?

Pourquoi Jean Beaufret passe-t — il du francais `a l’allemand? N’est-ce pas justement parce qu’il entreprend de questionner dans le sens que nous cherchons `a mettre en 'evidence — c’est—`a-dire non pas `a propos de quelque chose qui serait l`a sous nos yeux, mais vers ce qui non seulement n’est pas l`a, mais ne cesse de se d'erober — selon une 'echapp'ee dont l’emportement seul peut frayer le passage `a une approche?

La question de la technique, dit-il, est “la question des questions”. Entendre cette formulation suivant la pente habituelle de nos compr'ehensions, fait simplement passer `a c^ot'e de ce qu’il s’agit de penser. Car la question de la technique n’est pas Ja question aupr`es de laquelle toutes les autres feraient p^ale figure. C’est la question des questions au sens o`u, en elle, viennent se r'esumer toutes les autres questions, dans la mesure pr'ecise o`u elles sont bien autre chose que des demandes d’information; c’est la question en laquelle toutes les questions philosophiques trouvent en quelque sorte leur figure embl'ematique.

T^achons de voir cela le plus directement possible, c’est—`a-dire au moment du changement de langue. En se mettant `a 'ecrire en allemand, Jean Beaufret introduit une rupture dont l’indication est aussi abrupte que claire. Le mot de cette rupture se trouve ^etre la conjonction “insofern” — o`u s’entend le mot “fern” (“far”, *per. pevra. pro, c’est—`a-dire les vecteurs les plus constants, dans nos langues, des tensions vers l’extr^eme lointain). Nous y reviendrons; mais pour le faire comme il faut, voyons d’abord quel est le cours de cette phrase qui, je le rappelle, commence en francais.

La question de la technique, s’explique `a lui-m^eme Jean Beaufret lisant et relisant la conf'erence “Die Frage nach der Technik”, est une question 'eminemment philosophique (et donc nullement un probl`eme, susceptible d’^etre r'esolu anthropologiquement, sociologiquement, bref `a l’aune de la science). En tant que question philosophique, cette question — o`u l’on est apr`es `a questionner la technique — renvoie d’abord `a Aristote. Pourquoi cela? Parce que c’est lui qui d'efinit [en 1439 b 15 de l’'Ethique `a Nicomaque], l`a o`u nous distinguons “art” et “artisanat”, l’unique visage de ma^itrise que les Grecs nomment indiff'eremment: tevcnh. Il la d'efinit comme la premi`ere modalit'e d’av'erer, de “produire hors du retrait” — d’ajlhqeuvein comme 'ecrit en toutes lettres Aristote. Par l`a, est d'egag'ee la caract'eristique formelle de toute technique: `a savoir qu’elle a fondamentalement `a voir avec l’histoire philosophique de la “v'erit'e”, laquelle commence avec l’ajlhvqeia, telle que le monde hell'enique en a fait `a jamais nomm'ement l’exp'erience.

Ici, ce que je ne faisais qu’indiquer en commencant trouve sa mise au clair: la technique a bien un commencement historique — au sens le plus fort du terme, qu’il est commode de marquer par le mot “historial” (dans l’acception pr'ecise o`u s’y entend que par ce type de commencement-l`a, c’est toute une humanit'e qui devient par le fait partie prenante d’une destin'ee, laquelle se r'ev`ele adress'ee `a ceux qui en seront express'ement les destinataires, c’est—`a-dire ceux qui auront `a en porter la responsabilit'e). Avant ce commencement, il n’y a pas, `a proprement parler de possibilit'e pour qu’apparaisse une “technique” dans l’acception stricte du terme. Pour qu’apparaisse une “technique”, il faut en effet qu’il y ait eu d’abord explicitation de la tevcnh — c’est—`a-dire ph'enom'enologie de ce qui rend possible toute fabrication humaine.

L’humanit'e n’a pas toujours connu la technique — ce constat ne doit pas nous faire perdre aussit^ot notre sang-froid, et nous porter `a y soupconner je ne sais quelle infamante arri`ere-pens'ee “ethnocentriste”. Pour le dire vite, j’emprunte `a Bergson ses termes: s’il vaut mieux parler d’abord d’homo faber plut^ot que d’homo sapiens, rien ne serait pourtant plus 'egarant que d’identifier homo faber avec homo technicus. Tel est l’apport d'ecisif de Heidegger: avoir compris qu’une mutation sans pr'ec'edent a lieu avec l’apparition de la tevcnh grecque — mutation d’autant plus inapparente que rien ne semble distinguer, du point de vue de leur fabrication (j’aimerais presque dire: du point de vue de leur “finition”), rien ne distingue, je le r'ep`ete, les oeuvres grecques de n’importe quelle autre oeuvre ayant vu le jour ailleurs. Partout o`u il y a hommes, des oeuvres sortent de leurs mains, qui manifestent le caract`ere de haute gravit'e qui persiste dans tout ^etre humain. L’apparition de l’homme grec n’est pas le commencement d’une humanit'e nouvelle. Mais c’est le moment o`u l’humanit'e devient, comme dirait Leibniz, “consciencieusement” elle-m^eme. Voil`a bien pourquoi Heidegger insiste toujours: tevcnh est un terme dont l’acception premi`ere est celle d’un savoir. Mais en quel sens de “savoir”? La question doit ^etre pos'ee, car ce mot de “savoir” a une telle palette d’acceptions diverses que nous risquons de nous perdre si nous n'egligeons de le d'efinir.

Prenons l’exemple du ma^itre menuisier: il “sait” comment s’y prendre pour faire une table; or, `a ce savoir, est premier le fait d’avoir d’avance en vue — d’avoir-vu une fois pour toute — ce qu’il s’agit pour lui de faire ^etre. La tevcnh est ainsi, pour l’homo faber, le moment o`u il devient en propre l’homme qui sait ^etre faber, parce qu’il se sait ^etre faber, et entend d'esormais ce que c’est qu’^etre, au premier chef, `a partir de ce savoir-l`a. Avec les philosophes, ce savoir devient th'ematiquement philosophique, ce qui pour nous veut dire: il suffit de lire Aristote pour voir comment la tevcnh est un savoir proprement 'eid'etique — au sens o`u l’ei\do" de Socrate et Platon, le visage immuable, tel qu’il a 'et'e vu une fois pour toutes — configure une intelligibilit'e du savoir qui marque de fond en comble la vis'ee propre `a la tevcnh.

R'esumons: poser la question de la technique renvoie `a l’entente grecque de la tevcnh non pas historiographiquement, mais suivant une g'en'ealogie historiale d’intelligibilit'e. Mais cela n’implique nullement que la “technique” — ce que nous nommons de ce nom — soit la tevcnh grecque. Entre la tevcnh grecque et notre technique, il y a bien un rapport; mais ce rapport est lui-m^eme symptomatiquement inapparent.

Pour y faire appara^itre un commencement de lisibilit'e, il faut remonter au-del`a d’Aristote. C’est exactement l`a que Jean Beaufret passe `a l’autre langue, et son premier mot est “insofern”.

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