Том 10. Былое и думы. Часть 5
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Une pluie fine et froide remplaca le brouillard, et peu apr`es, pluie et brouillard 'etaient au-dessous de nous un oc'ean de fum'ee, un monde en fusion. Au-dessus, le ciel bleu et pur.
Victor Hugo nous raconte «ce que l'on entend sur la montagne» Il faut supposer que la montagne du haut de laquelle il a entendu tant de belles choses n''etait pas tr`es haute. La premi`ere chose qui me frappa sur ces hauteurs, c'est l'absence de tout bruit de tout son. On n'entend rien, absolument rien.
De temps en temps, le tonnerre 'eloign'e des avalanches qui tombaient du mont Cervin, venait rompre pour un instant ce silence diaphane, visible, sonore, oui, sonore, je n'ai pas d'autre mot. La grande rar'efaction de l'air donne une voix `a cette tranquillit'e min'erale, `a cet 'eternel sommeil inorganique, `a ce mutisme 'el'ementaire.
C'est la vie qui s'agite, qui se d'em`ene, qui crie et tapage; ici elle est d'epass'ee; elle est rest'ee l`a-bas sous le brouillard. Les plantes m^emes, ces sourd-muets de la nature, disparaissent et me sont repr'esent'ees que par les algues dess'ech'ees, grisonnantes, `a demi gel'ees.
Encore quelques pas – le froid devient plus intense, le verglas qui ne d'eg`ele jamais s''epaissit et forme une cro^ute continue de neige. C'est la fronti`ere de la plan`ete. Plus loin, rien que la glace et le rocher. Au del`a rien ne se passe, `a l'exception de quelques sons m'ecaniques, des fissures, des 'eboulements. Au-del`a il n'y a personne. Un seul animal, le plus curieux de tous, y va `a travers les p'erils et les dangers, pour jeter un coup d'oeil sur ce vide infini, sur ces points pro'eminents qui marquent les limites de la terre, pour y respirer la glace et l'immensit'e et descendre au plus vite dans son milieu plein d'angoisse et de mis`ere, – mais o`u il est `a la maison.
…Nous nous arr^et^ames. Arriv'es `a la mer glaciale, enlac'ee par une s'erie de montagnes, elle avait l'air d'un immense Colis'ee, inond'e par des vagues surprises par un froid glacial, qui les arr^eta court au milieu du plus grand 'elan.
Les lignes du mouvement s'arr^et`erent sans avoir eu le temps de se d'eployer en lignes droites,'en lignes de repos, et portant `a tout jamais l'immobile trace du mouvement suspendu.
Je m''eloignais tout seul `a quelque distance, et je m'assis en m'adossant `a un bloc de granit, chavir'e et enfonc'e l`a dans la neige par je ne sais quel caprice des glaces. Une blancheur sans fin, sans voix s''etendait devant moi; un petit vent soulevait de temps en temps une l'eg`ere poussi`ere de neige, la tournait, la laissait tomber, et tout rentrait dans le silence blanc et muet. Une avalanche roula, se brisant et laissant `a chaque coup un nuage glacial qui scintillait et disparaissait.
L'homme se sent mal dans ces cadres. D'epays'e, 'emu, triste, il e sent 'etranger, superflu, 'etonn'e. Et pourtant il respire plus largement et semble, pour un instant, devenir lui-m^eme blanc et comme cette neige, aust`ere et s'erieux comme le linceuil qui couvre ce cadavre de la nature s'ev`ere et morte!
…D'un c^ot'e la famille irr'evocablement soud'ee, riv'ee, ferm'ee `a perp'etuit'e – telle que Proudhon l’а r^ev'ee, le mariage indissoluble de l''eglise, le pouvoir du pater familias romain – illimit'e… la famille absorbante, dans laquelle les individus – sauf un seul – sont victimes pour un but commun; le mariage consacrant l'inalt'erabilit'e des sentiments, l''eternelle inviolabilit'e d'un pacte… De l’autre, les nouvelles doctrines dans lesquelles les liens du mariage et de la famille sont d'eli'es, l'irr'esistible puissance des passions – reconnue comme ayant droit, l'ind'ependance du pass'e admise et partant de la facultative des engagements.
D'un c^ot'e la femme – tra^in'ee au pilori, presque lapid'ee pour ce qu'on appelle la trahison – sans approfondir les causes. – De l’autre – la jalousie m^eme mise hors la loi – comme un sentiment 'ego"iste, maladif, propri'etariste, romantique qui alt`ere et empoisonne les notions simples et naturelles.
O`u est la v'erit'e? Au moins la diagonale. Il y a d'ej`a vingt trois ans que je cherche un chemin pour sortir de ces contradictions, et c'est encore en 1843 que je t^achais pour la premi`ere fois `a m'orienter dans ces t'en`ebres.
Nous sommes tr`es courageux dans la n'egation et toujours pr^ets `a jeter `a l'eau chaque idole. Mais les idoles de la famille et de la vie domestique sont
«waterproof» et reviennent toujours `a la surface. Ils n'ont pas de sens quelquefois – mais ils ont la vie dure; les armes que l'on a employ'ees contre eux – gliss`erent sur leur 'ecaille, les renvers`erent, les abasourdirent – mais ne les tu`erent pas.Jalousie… Fid'elit'e… Puret'e… Innocence… Trahison… Sombres puissances, verbes terribles au nom desquels coul`erent des torrents de sang, des torrents de larmes… Ces mots nous font fr'emir comme le souvenir de l'inquisition, de la torture, de la peste – et ils sont suspendus sur notre t^ete comme le glaive de Damocl`es – et c'est sous ce glaive qu'a toujours v'ecu et vit encore la famille.
Il n'est pas facile de les mettre `a la porte par des n'egations injurieuses. Ils restent derri`ere le coin et sommeillent – tout prets d'accourir `a la premi`ere alarme – et d'evorer tout – tout ce qui est pr`es – tout ce qui est loin… an'eantir nous-m^emes.
La bonne intention d''eteindre `a fond ces incendies – `a ce qu'il para^it n'est pas possible, il faut peut-^etre se r'esigner `a diriger le feu d'une mani`ere humaine, `a le dompter et dominer. On ne peut 'egalement ni'finir avec les passions – par la logique, ni les faire acquitter par les tribunaux. Les passions sont des faits et non des dogmes – on peut s'evir contre elles, mais non d'eraciner.
La jalousie, plus encore, jouissait des droits exceptionnels. Au lieu de frein et de r'esistance – elle ne trouvait qu'encouragements et sympathie. Par sa propre force – passion violente, ardente – au lieu d'^etre dompt'ee – elle 'etait pouss'ee en avant par le choeur.
La doctrine chr'etienne – qui `a force de m'epris et de haine pour le corps – met si haut tout ce qui est charnel, le culte aristocratique de la race, de la puret'e du sang – d'evelopp`erent jusqu'au monstrueux la notion de la supr^eme offense, de la tache irr'eparable. La jalousie recut en main le jus gladii, le droit de juger dans sa propre cause et de se venger. Elle devint un devoir de l’honneur, presqu'une vertu. Tout cela ne peut soutenir la moindre critique – mais ce qui est tr`es important – en dehors de cela il reste toujours quelque chose de r'eel, un sentiment de douleur, de malheur, sentiment 'el'ementaire – commel'amour m^eme, faisant face `a toute n'egation – irr'eductible, invincible.
Nous voil`a encore une fois devant les fourches Caudines des antinomies. Le vrai et le faux sont de deux c^ot'es. Un entweder – oder courageux n'avance en rien la question. Au moment o`u l'on croit avoir fini d'un de deux termes – par la n'egation… il r'eappara^it d'un autre c^ot'e, comme la nouvelle lune – apr`es le dernier quart.
Hegel faisait absorber les antinomies dans l'esprit absolu… Proudhon – dans l'id'ee de la justice.
L'absolu est un dogme philosophique, la justice peut s'evir, condamner – mais n'a r'eellement pas de prise sur les passions. La passion est par sa nature injuste, partielle. La justice fait abstraction des individualit'es, elle est unipersonnelle – la passion est par excellence individuelle, partielle.
Radicalement an'eantir la jalousie veut dire en m^eme temps l’an'eantissement de l'attachement personnel – en mettant `a sa place un attachement pour le sexe. Mais ce n'est que l’ individuel, que le personnel qui nous pla^it, qui nous entra^ine, qui donne le coloris, le son, le sens, la passion. Notre lyrisme est un lyrisme personnel, notre bonheur et malheur – sont personnels Le doctrinarisme avec toute sa logique – nous rel`eve aussi peu de nos peines – comme les «consolations» des Romains avec toute leur rh'etorique. Il est impossible d'essuyer les larmes de tristesse pr`es du cercueil et les larmes – emprisonn'ees – de lajalousie – heureusement il n'y aura besoin de le faire. A quoi on peut parvenir – et `a quoi on doit parvenir – c'est que ces larmes coulent humainemen – purifi'ees de l'intol'erance d'un moine, de la f'erocit'e d'un animal carnassier, de la rage d'un propri'etaire vol'e qui se venge.