Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)
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Juve 'etait de plus en plus abasourdi.
— Pardon Fandor, fit-il, mais ce complet dont tu parles, c’est le v^etement que porte l’oncle Baraban ?
— Non, fit Fandor.
— Puisque je te dis que je l’ai vu, insistait-il, car moi, j’avais perc'e la cloison. `A un m`etre soixante environ, je ne voyais pas le nombril ni le derri`ere de Ricard, comme toi, mais je voyais parfaitement les 'epaules et la t^ete de l’oncle Baraban, sa grosse t^ete `a cheveux blancs, `a favoris.
— Ca, d'eclara Fandor, interloqu'e `a son tour, c’est plus raide que de jouer au bouchon ! Je suis pourtant bien s^ur qu’ils ne sont que deux dans la pi`ece.
— C’est bien mon avis.
— Alors, pr'ecisa Fandor, c’est Ricard qui est avec sa femme.
Juve ne se tenait pas pour battu :
— Et moi, je te dis que c’est Baraban, le vrai Baraban.
Les deux hommes s’'etaient rapproch'es de la chambre 44. Fandor allait frapper. Juve l’en emp^echa, lui arr^etant le bras.
— Pas de blague, fit-il, un malheur est vite arriv'e, et quelqu’un de r'esolu peut parfaitement sauter par la fen^etre, m^eme lorsqu’on habite un premier 'etage au-dessus de l’entresol.
— Et surtout, pr'ecisa Fandor ironiquement, lorsqu’il y a un balcon devant cette fen^etre.
Le policier ne r'epondit rien, mais tira un passe-partout de sa poche.
Brusquement, il l’introduisit dans la serrure, ouvrit la porte. Juve et Fandor se pr'ecipitaient dans la pi`ece. Deux cris terrifi'es les accueillirent.
Cependant le policier et le journaliste poussaient chacun une exclamation de triomphe.
— Ricard ! hurla Fandor.
Quant `a Juve, il criait :
— Baraban !
Et l’'ev'enement 'etait assez extraordinaire, en effet, car, si le personnage qui se trouvait avec Alice 'etait bien tel que l’avait d'ecrit Fandor, il r'epondait 'egalement au signalement que Juve venait d’en donner.
L’homme qui se trouvait avec Alice Ricard 'etait v^etu d’un complet `a carreaux noirs et jaunes, mais il avait une chevelure toute blanche, et de grands favoris blancs 'egalement.
La jeune femme, lorsque avaient surgi les deux hommes, 'etait devenue livide, puis chancelante, elle se laissa tomber sur un fauteuil.
Quant `a son extraordinaire compagnon, il demeura immobile, fig'e sur place, abasourdi. .
En l’espace d’une seconde, cependant, Juve et Fandor s’'etaient pr'ecipit'es sur lui. Tandis que le journaliste lui empoignait les mains, Juve, sans vergogne, le prenait aux cheveux.
Or, la chevelure lui restait aux mains, les favoris s’arrachaient 'egalement. Sous la perruque blanche, sous la fausse barbe, apparurent les traits de Fernand Ricard.
Cinq minutes apr`es, Alice Ricard et son mari 'etaient assis l’un en face de l’autre, les menottes aux mains. Fandor s’'etait un peu 'ecart'e, il regardait avec 'ebahissement Juve qui se livrait `a une besogne singuli`ere.
L’arrestation s’'etait effectu'ee pour ainsi dire instantan'ement, et, au cours de cette op'eration violente, les quatre personnages n’avaient pas 'echang'e une parole. Juve, d'esormais impassible, s’'etait agenouill'e sur le plancher. Il avait sorti son carnet de sa poche, un m`etre souple, et il prenait des mesures tr`es minutieuses sur les bottines de Fernand Ricard qui le regardait faire avec stup'efaction.
Fandor pensait, r'eprimant une violente envie de rire :
« On dirait qu’il va solliciter une commande de chaussures.
Le journaliste, toujours gouailleur, poursuivait :
« Non, il lui prend mesure d’un costume, maintenant. »
Juve, en effet, avait fait un signe `a son prisonnier, et, docilement, Fernand Ricard s’'etait lev'e. Le policier alors, `a la mani`ere d’un tailleur, releva les mesures du mari d’Alice. Il prenait sa largeur d’'epaules, la hauteur de son pantalon, son tour de taille. Lorsqu’il eut fini de noter ces chiffres, l’inspecteur de la S^uret'e les compara avec d’autres chiffres inscrits sur son calepin.
Au fur et `a mesure qu’il proc'edait ainsi, son visage devenait rayonnant.
Enfin, lorsqu’il eut termin'e, Juve se tourna vers Fandor et lui d'eclara simplement :
— Ca y est. L’identification est absolue, le vrai Baraban et Fernand Ricard n’ont jamais fait qu’un seul et m^eme personnage, je viens d’en acqu'erir la preuve.
Juve, en effet, avait compar'e les mensurations du courtier en vins avec celles qu’il avait relev'ees au domicile de l’oncle Baraban, sur les v^etements et les chaussures retrouv'es lors de la d'ecouverte du pseudo crime.
Cependant que Fandor se demandait `a quoi on allait aboutir, Juve, de plus en plus impassible, s’installa dans un fauteuil et dit `a Fernand Ricard :
— Maintenant, monsieur, veuillez vous expliquer. Je vous pr'eviens qu’il me faut la v'erit'e tout enti`ere.
Le pauvre Fernand Ricard faisait peine `a voir, tant il 'etait an'eanti. Le courtier en vins s’'etait recroquevill'e sur lui-m^eme, de grosses gouttes de sueur perlaient `a son front, il jetait des yeux de b^ete traqu'ee sur son entourage et consid'erait, navr'e, sa femme prostr'ee dans un fauteuil en face de lui.
Alice souffrait 'evidemment des menottes qui lui avaient 'et'e pass'ees un peu brutalement, ses poignets se congestionnaient.
— Monsieur, articula d’une voix larmoyante Fernand Ricard, en s’adressant `a Juve, ayez piti'e de ma femme, je vous en supplie.
Et il lui d'esignait la malheureuse d’un air si triste, que le policier s’apitoya, en effet. Juve se leva :
— Je veux bien enlever les menottes de M me Ricard, `a la condition, monsieur, que vous ne nous cachiez rien de ce que nous devons savoir.
— Je vous jure, d'eclara le courtier en vins, que vous aurez satisfaction.
Juve, aussit^ot, lib'erait la malheureuse femme dont les yeux s’emplissaient de larmes. Fandor pensait :
« Ils n’ont pas l’air bien m'echants. On dirait des moutons qu’on m`ene `a l’abattoir.
»Fernand Ricard jeta un regard reconnaissant sur Juve et d’une voix bris'ee, il commenca :
— Eh bien, voil`a, monsieur, toute l’affaire, elle est bien simple. Alice et moi, nous sommes de pauvres gens, je me donne du mal pour gagner notre existence et j’y parviens m'ediocrement. N'eanmoins, nous avons, l’un et l’autre, soif de bien-^etre et soif de bien vivre. Quand on n’a pas d’argent, il faut avoir des id'ees, et j’ai song'e `a faire une combinaison que je vais vous expliquer. Vous savez comment proc`edent souvent les compagnies d’assurances : on assure une personne quelconque pour une somme d'etermin'ee, et lorsque cette personne vient `a d'ec'eder, celui qui paie la prime touche le b'en'efice de l’assurance. J’ai imagin'e de cr'eer de toutes pi`eces un personnage, un parent que, d`es le premier jour de sa naissance, j’ai condamn'e `a mort. C’'etait l’oncle Baraban. Monsieur Juve, l’oncle Baraban n’a jamais exist'e, ou pour mieux dire, il n’a exist'e que sous ma personnalit'e. Un beau jour, j’ai 'et'e trouver la compagnie d’assurances et je lui ai dit : « Je veux souscrire une assurance sur la vie pour mon oncle, M. Baraban, qui demeure, 22, rue Richer. J’en veux pour cent mille francs et je paierai les primes, `a condition qu’`a la mort de mon oncle, ce capital me soit vers'e. » On m’a r'epondu : « C’est une affaire entendue », et, pendant trois ann'ees cons'ecutives, je me suis saign'e `a blanc pour effectuer les versements auxquels je m’'etais engag'e. J’avais mon plan tout b^ati dans ma t^ete. L’oncle Baraban allait dispara^itre un jour, et pour que cela soit vraisemblable, il fallait le faire conna^itre `a diverses personnes. J’ai donc lou'e `a Paris, sous ce nom, le petit appartement que vous connaissez, rue Richer. Je m’'etais entre-temps entra^in'e `a me faire une t^ete de vieillard avec des cheveux blancs et des favoris. J’avais appris l’allure d’un homme d’^age et je finissais par marcher comme eux `a volont'e. Je n’ai pas tard'e `a ^etre connu dans le quartier. Je voulais faire passer l’oncle Baraban pour un f^etard, car, lorsque les f^etards sont assassin'es, on ne retrouve jamais leur meurtrier, de m^eme qu’on ne retrouve jamais les assassins des demi-mondaines. Les uns et les autres vont dans de tels milieux, que tout peut arriver. Il fallait que je fasse la noce, pour bien camper mon personnage. Tromper ma femme, faire la noce tout seul, monsieur ? Non, je ne le voulais pas, et alors, il m’est venu l’id'ee de faire passer Alice pour la ma^itresse de son oncle, et c’est ainsi qu’on nous a rencontr'es dans les restaurants de nuit. Nous nous sommes m^eme amus'es quelquefois `a aller coucher au Nocturn-H^otel, comme des amoureux de rencontre.