Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)
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— Faites-moi donc apporter quelque chose, du th'e, de la viande froide.
Puis Alice Ricard ajoutait :
— `A quelle heure arrive le train de Paris ?
— Je crois que c’est `a six heures moins le quart, madame.
— Bien, fit Alice. Vous me monterez 'egalement des journaux.
« Cinq heures quarante-cinq, se disait Juve. Alice Ricard s’int'eresse `a l’arriv'ee du train de Paris », et il conclut : « Je vais m’y int'eresser aussi. »
Juve, en tout point, alors, imita la jeune femme.
Elle avait 'eprouv'e le besoin de prendre quelque chose et Juve, `a ce moment, se sentit une fringale terrible.
Il se commanda un demi-poulet, une bonne bouteille de vin. Puis, lorsqu’il eut termin'e ce repas, `a peu pr`es en m^eme temps qu’Alice Ricard, de l’autre c^ot'e de la cloison, Juve se mit `a fumer des cigarettes sans interruption. Le temps passait, mais lentement. Et le policier regardait l’heure avec anxi'et'e, trouvant que les aiguilles marchaient trop lentement.
La chambre qu’il occupait, comme celle d’ailleurs de la myst'erieuse jeune femme, ne donnait point, ainsi que certains appartements de l’h^otel Terminus, sur la gare elle-m^eme, Juve, dans ce cas, aurait pu se distraire au mouvement perp'etuel des trains qui vont et viennent dans la gare Saint-Jean. Mais, il n’avait pas cette bonne fortune et sa fen^etre s’ouvrait sur la place, o`u viennent sans arr^et d’ailleurs, s’aligner les tramways 'electriques qui font le service du Cours de l’Intendance et r'eciproquement.
Le soleil dardait sur cette place `a peu pr`es d'eserte, sauf aux heures des arriv'ees et des d'eparts.
Et le policier en 'etait r'eduit, pour s’occuper, `a compter les passants, sans oser toutefois se mettre au balcon, par crainte que la m^eme id'ee ne v^int `a Alice Ricard et qu’il ne se trouv^at soudain oblig'e d’avoir, avec la ni`ece de l’oncle Baraban, un t^ete-`a-t^ete qu’il e^ut estim'e pr'ematur'e, assur'ement.
Juve, cependant, prenait de l’espoir :
`A six heures moins le quart, en effet, le policier entendit de sourds grondements qui allaient en s’accroissant, puis des coups de sifflet retentirent, puis des 'eclats de voix, des appels prof'er'es par les employ'es, qui s’'elevaient au loin, sous la vo^ute sonore de la gare.
Assur'ement, le train venait d’arriver.
Quelques minutes encore s’'ecoul`erent. Alice Ricard n’avait pas boug'e de sa chambre. Bient^ot, des pas furtifs retentirent dans le couloir, un coup discret fut frapp'e `a la porte de la chambre occup'ee par la jeune femme. Celle-ci fut ouverte, puis referm'ee aussit^ot. Juve s’empressa `a son poste d’observation, colla son oeil au trou qu’il avait m'enag'e dans la boiserie.
Le policier ne vit rien tout d’abord, car le personnage, qui venait d’arriver assur'ement et qui 'etait attendu par Alice Ricard, se tenait avec celle-ci `a l’entr'ee de la pi`ece. Juve, cependant, entendit des bruits de baisers, puis quelques mots tendres :
— Ma ch'erie !
— Te voil`a, quelle chance qu’il ne te soit rien arriv'e.
Les deux interlocuteurs s’embrass`erent encore, puis Juve entendit une voix d’homme, peu facile `a reconna^itre, peu perceptible d’ailleurs, qui prof'erait :
— D'ep^echons-nous ! Il faut que je fasse une toilette compl`ete, heureusement que tu es pr^ete.
— Qu’allons-nous faire ? demandait Alice Ricard.
La voix r'epondait :
— Nous d'ep^echer de partir d’ici. Le Sud-Express traverse Bordeaux dans une heure et demie environ, nous allons le prendre [16]. J’ai retenu deux places et, ce soir, avant minuit, nous serons sauv'es, libres, en Espagne. C’est de l`a que nous agirons.
« Oh, oh, se dit Juve qui entendait l’inconnu d'evelopper ce programme, voil`a qui est fort bien combin'e, mais on ignore trop que je suis l`a.
Juve se posait une question qu’il ne pouvait r'esoudre :
« Avec qui peut-elle bien parler ? » se demandait-il.
Par moments, il croyait reconna^itre la voix de cet homme que la jeune femme avait si cordialement accueilli, puis, par instants aussi, il lui semblait que l’interlocuteur d’Alice avait un timbre de voix totalement inconnu.
« Il est vrai, pensait Juve, que, plac'e comme je suis pour 'ecouter, il me serait impossible de reconna^itre une voix d'ej`a entendue. Car ce petit trou par lequel me parviennent les sons, d'eforme les bruits, chaque fois que la cloison vibre. »
La cloison vibrait, en effet, `a chaque mouvement que faisaient dans leur chambre les voisins de Juve.
Le policier, profitant de ce qu’on se taisait dans la pi`ece, remplaca son oreille par son oeil et regarda, cherchant `a voir. Le trou se trouvait situ'e `a environ un m`etre soixante au-dessus du sol. `A un moment donn'e, Juve, qui observait, ne put r'eprimer un tressaillement de joie.
— Oui ! murmura-t-il, ca y est, je tiens mon Baraban !
En effet, un homme venait de passer devant le trou perc'e dans la muraille. Juve n’avait vu que le haut de son corps, ses 'epaules et sa t^ete, mais cela suffisait pour l’identifier. Le personnage portait un veston `a carreaux noirs et jaunes, un faux col tr`es blanc, tr`es glac'e, mais ce qu’il y avait en lui de caract'eristique, c’'etait sa chevelure et la coupe de sa barbe. Il avait des cheveux tout blancs, une barbe blanche 'egalement ras'ee au menton, ne comportant que les favoris et la moustache.
Assur'ement, c’'etait l`a Baraban. Juve le reconnaissait `a merveille, car il avait, grav'e dans la m'emoire le portrait du vieillard tel qu’il l’avait trouv'e chez lui, rue Richer. Il en avait m^eme une photographie sur lui, il la regarda `a nouveau pour bien se convaincre et se d'eclara :
— Le moindre doute est impossible, c’est Baraban et c’est le vrai.
D'esormais Juve se rendait parfaitement compte que le Baraban qu’il avait vu, quelques semaines auparavant, d'ebarquer du train `a Vernon au moment o`u on arr^etait les Ricard, 'etait plus grand et plus fort que le v'eritable locataire de la rue Richer.
Oui, le Baraban qui 'etait venu `a Vernon, c’'etait celui que pistait Juve rue Richer, et qu’il reconnaissait pour ^etre Fant^omas. Mais, celui qui se trouvait d'esormais dans la chambre d’Alice, c’'etait le vrai Baraban, l’homme que l’on recherchait en vain depuis si longtemps, l’homme que la police enti`ere avait cru victime d’un assassinat, alors que Juve, `a de rares d'eceptions pr`es, avait toujours pr'etendu que celui-ci avait disparu dans le but de dissimuler une intrigue, une fugue amoureuse.