Том 3. Публицистические произведения
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Un livre qui a eu, il y a quelques ann'ees, un grand retentissement en Allemagne et auquel on a bien faussement attribu'e une origine officielle, a sembl'e accr'editer parmi vous l’opinion que la Russie, `a une certaine 'epoque, aurait eu pour syst`eme de s’attacher plus particuli`erement les Etats allemands de second ordre au pr'ejudice de l’influence l'egitime des deux grands Etats de la Conf'ed'eration. Jamais la supposition n’a 'et'e plus gratuite, et m^eme, il faut le dire, plus contraire de tout point `a la r'ealit'e.
Consultez l`a-dessus les hommes comp'etents, ils vous diront ce qui en est; peut-^etre vous diront-ils que dans sa constante pr'eoccupation d’assurer avant tout l’ind'ependance politique de l’Allemagne, la diplomatie russe s’est expos'ee quelquefois `a froisser d’excusables susceptibilit'es, en recommandant avec trop d’insistance aux petites cours d’Allemagne une adh'esion `a toute 'epreuve au syst`eme des deux grandes puissances. Ce serait peut-^etre ici le lieu d’appr'ecier `a sa juste valeur une autre accusation mille fois reproduite contre la Russie et qui n’en est pas plus vraie. Que n’a-t-on pas dit pour faire croire que c’est son influence avant tout qui a contrari'e en Allemagne le d'eveloppement du r'egime constitutionnel? En th`ese g'en'erale il est souverainement d'eraisonnable de chercher `a transformer la Russie en adversaire syst'ematique de telle ou telle forme de gouvernement; et comment, grand Dieu, serait-elle devenue ce qu’elle est, comment exercerait-elle sur le monde l’influence qui lui appartient, avec une pareille 'etroitesse de ses id'ees! Ensuite, dans le cas sp'ecial dont il s’agit, il est rigoureusement vrai de dire que la Russie s’est toujours 'energiquement prononc'ee pour le maintien loyal des institutions 'etablies, pour le respect religieux des engagements contract'es; apr`es cela il est tr`es possible qu’elle ait pens'e qu’il ne serait pas prudent, dans l’int'er^et le plus vital de l’Allemagne (celui de son unit'e) de donner dans les Etats constitutionnels de la Conf'ed'eration `a la pr'erogative parlementaire la m^eme extension qu’elle a, par exemple, en Angleterre, en France; que si, m^eme `a pr'esent, il n’'etait pas toujours facile d’'etablir entre les Etats cet accord, cette intelligence parfaite, que n'ecessite une action collective, le probl`eme deviendrait tout bonnement insoluble dans une Allemagne domin'ee, c’est-`a-dire divis'ee par une demi-douzaine de tribunes parlementaires souveraines. C’est l`a une de ces v'erit'es accept'ees `a l’heure qu’il est par tous les bons esprits en Allemagne. Le tort de la Russie serait de l’avoir comprise une dizaine d’ann'ees plus t^ot.
Maintenant, si de ces questions de l’int'erieur nous passions `a la situation du dehors, vous parlerai-je, monsieur, de la r'evolution de Juillet et des cons'equences probables qu’elle devait avoir pour votre patrie et qu’elle n’a pas eues? Ai-je besoin de vous dire que le principe de cette explosion, que l’^ame m^eme de ce mouvement c’'etait avant tout le besoin d’une revanche 'eclatante contre l’Europe, et principalement contre vous, c’'etait l’irr'esistible besoin de ressaisir cette pr'epond'erance de l’Occident, dont la France avait si longtemps joui et qu’elle voyait avec d'epit fix'ee depuis trente ans dans vos mains? Je rends assur'ement toute justice au roi des Francais, j’admire son habilet'e, je souhaite une longue vie `a lui et `a son syst`eme… Mais que serait-il arriv'e, monsieur, si, chaque fois que le gouvernement francais a essay'e depuis 1835 de porter ses regards par-dessus l’horizon de l’Allemagne, il n’avait pas constamment rencontr'e sur le tr^one de Russie la m^eme attitude ferme et d'ecid'ee, la m^eme r'eserve, la m^eme froideur, et surtout la m^eme fid'elit'e `a toute 'epreuve, aux alliances 'etablies, aux engagements contract'es? S’il avait pu surprendre un seul instant de doute, d’h'esitation, ne pensez-vous pas que le Napol'eon de la paix lui-m^eme se serait finalement lass'e de retenir toujours cette France, fr'emissante sous sa main, et qu’il l’aurait laiss'ee aller?.. Et que serait-ce, s’il avait pu compter sur de la connivence?..
Monsieur, je me trouvais en Allemagne `a l’'epoque o`u M. Thiers, c'edant `a une impulsion pour ainsi dire instinctive, se disposait `a faire ce qui lui paraissait la chose du monde la plus simple et la plus naturelle, c’est-`a-dire `a se venger sur l’Allemagne des 'echecs de sa diplomatie en Orient; j’ai 'et'e t'emoin de cette explosion, de la col`ere vraiment nationale que cette na"ive insolence avait provoqu'ee parmi vous, et je me f'elicite de l’avoir vue; depuis j’ai toujours entendu avec beaucoup de plaisir chanter le Rheinlied. Mais, monsieur, comment se fait-il que votre presse politique qui sait tout, qui sait par exemple le chiffre exact de tous les coups de poing qui s’'echangent sur la fronti`ere de Prusse entre les douaniers russes et les contrebandiers prussiens, comment, dis-je, n’a-t-elle pas su ce qui s’est pass'e `a cette 'epoque entre les cours d’Allemagne et la Russie? Comment n’a-t-elle pas su, ou ne vous a-t-elle pas inform'e qu’`a la premi`ere d'emonstration d’hostilit'e de la part de la France, 80 000 hommes de troupes russes devaient marcher au secours de votre ind'ependance menac'ee, et que 200 000 hommes les auraient suivis dans les six semaines? Eh bien, monsieur, cette circonstance n’est pas rest'ee ignor'ee `a Paris, et peut-^etre penserez-vous comme moi, quel que soit d’ailleurs le cas que je fasse du Rheinlied, qu’elle n’a pas peu contribu'e `a d'ecider la vieille Marseillaise `a battre si promptement en retraite devant sa jeune rivale.
J’ai nomm'e la presse. Ne croyez pas, monsieur, que j’aie des pr'eventions syst'ematiques contre la presse allemande, ou que je lui garde rancune de son inexprimable malveillance `a notre 'egard. Il n’en est rien, je vous assure; je suis tr`es dispos'e `a lui faire honneur des bonnes qualit'es qu’elle a, et j’aimerais bien pouvoir attribuer en partie au moins ses torts et ses aberrations au r'egime exceptionnel sous lequel elle vit. Ce n’est certes ni le talent, ni les id'ees, ni m^eme le patriotisme qui manquent `a votre presse p'eriodique; `a beaucoup d’'egards elle est la fille l'egitime de votre noble et grande litt'erature, de cette litt'erature qui a restaur'e parmi vous le sentiment de votre identit'e nationale. Ce qui manque `a votre presse, et cela `a un degr'e compromettant, c’est le tact politique, l’intelligence vive et s^ure de la situation donn'ee, du milieu r'eel dans lequel elle vit. Aussi remarque-t-on, dans ses manifestations comme dans ses tendances, je ne sais quoi d’impr'evoyant, d’inconsid'er'e, en un mot de moralement irresponsable qui provient peut-^etre de cet 'etat de minorit'e prolong'ee o`u on la retient.
Comment s’expliquer en effet, si ce n’est par cette conscience de son irresponsabilit'e morale, cette hostilit'e ardente, aveugle, forcen'ee, `a laquelle elle se livre depuis des ann'ees `a l’'egard de la Russie? Pourquoi? Dans quel but? Au profit de quoi? A-t-elle l’air d’avoir une seule fois s'erieusement examin'e, au point de vue de l’int'er^et politique de l’Allemagne, les cons'equences possibles, probables, de ce qu’elle faisait? S’est-elle une seule fois s'erieusement demand'e si, en s’appliquant comme elle le fait, depuis des ann'ees, avec cet incroyable acharnement, `a aigrir, `a envenimer, `a compromettre sans retour les dispositions r'eciproques des deux pays, elle ne travaillait pas `a ruiner par sa base le syst`eme d’alliance sur lequel repose la puissance relative de l’Allemagne vis-`a-vis de l’Europe? Si, `a la combinaison politique la plus favorable que l’histoire e^ut r'ealis'ee jusqu’`a pr'esent pour votre patrie, elle ne cherchait par tous les moyens en son pouvoir de substituer la combinaison la plus d'ecid'ement funeste? Cette p'etulante impr'evoyance ne vous rappelle-t-elle pas, monsieur, `a la gentillesse pr`es toutefois, une espi`eglerie de l’enfance de votre grand Goethe, si gracieusement racont'ee dans ses m'emoires? Vous vous souvenez de ce jour o`u le petit Wolfgang, rest'e seul dans la maison paternelle, n’a pas cru pouvoir mieux utiliser le loisir que l’absence de ses parents lui avait fait, qu’en faisant passer successivement par la fen^etre tous les ustensiles du m'enage de sa m`ere qui lui tombaient sous la main, s’amusant et se r'ejouissant beaucoup du bruit qu’ils faisaient en tombant et en se brisant sur le pav'e? Il est vrai qu’il y avait dans la maison vis-`a-vis un m'echant voisin qui par ses encouragements provoquait l’enfant `a continuer l’ing'enieux passe-temps; mais vous, monsieur, vous n’avez pas m^eme l’excuse d’une provocation semblable…
Encore si dans tout ce d'ebordement de d'eclamation haineuse contre la Russie on pouvait d'ecouvrir un motif sens'e, un motif avouable pour justifier tant de haine! Je sais que je trouverai au besoin des fous qui viendront me dire le plus s'erieusement possible:
Viendrait-on me dire que ce sont les imperfections de notre r'egime social, les vices de notre administration, la condition de nos classes inf'erieures, etc., etc., que c’est tout cela qui irrite l’opinion contre la Russie. Eh quoi, serait-ce vrai? Et moi qui croyais tout `a l’heure avoir `a me plaindre d’un exc`es de malveillance, me verrai-je oblig'e maintenant de protester contre une exag'eration de sympathie? Car enfin, nous ne sommes pas seuls au monde, et si vous avez en effet un fond aussi surabondant de sympathie humaine, et que vous ne trouviez pas `a le placer chez vous et au profit des v^otres, ne serait-il pas juste au moins que vous le r'epartissiez d’une mani`ere plus 'equitable entre les diff'erents peuples de la terre? Tous, h'elas, ont besoin qu’on les plaigne; voyez l’Angleterre par exemple, qu’en dites-vous? Voyez sa population manufacturi`ere; voyez l’Irlande, et si vous 'etiez `a m^eme d’'etablir en parfaite connaissance le bilan respectif des deux pays, si vous pouviez peser dans des balances 'equitables les mis`eres qu’entra^inent `a leur suite la barbarie russe et la civilisation anglaise, peut-^etre trouveriez-vous plus de singularit'e que d’exag'eration dans l’assertion de cet homme qui, 'egalement 'etranger aux deux pays, mais les connaissant tous deux `a fond, affirmait avec une conviction enti`ere «qu’il y avait dans le Royaume-Uni un million d’hommes, au moins, qui gagneraient beaucoup `a ^etre envoy'es en Sib'erie»…
Ah, monsieur, pourquoi faut-il que vous autres Allemands, qui avez sur vos voisins d’outre-Rhin une sup'eriorit'e morale incontestable `a tant d’'egards, pourquoi faut-il que vous ne puissiez pas leur emprunter un peu de ce bon sens pratique, de cette intelligence vive et s^ure de leurs int'er^ets, qui les distinguent!.. Eux aussi ils ont une presse, des journaux, qui nous invectivent, qui nous d'echirent `a qui mieux mieux, sans rel^ache, sans mesure, sans pudeur… Voyez par exemple cette hydre aux cent t^etes de la presse parisienne, toutes lancant feu et flamme contre nous.
Quelles fureurs! Quels 'eclats! Quel tapage!.. Eh bien, qu’on acqui`ere aujourd’hui m^eme la certitude, `a Paris, que ce rapprochement si ardemment convoit'e est en train de se faire, que les avances si souvent reproduites ont enfin 'et'e accueillies, et d`es demain vous verrez tout ce bruit de haine tomber, toute cette brillante pyrotechnie d’injures s’'evanouir, et de ces crat`eres 'eteints, de ces bouches pacifi'ees vont sortir, avec le dernier flocon de fum'ee, des voix diversement modul'ees, mais toutes 'egalement m'elodieuses, c'el'ebrant, `a l’envie l’une de l’autre, notre heureuse r'econciliation.
Mais cette lettre est trop longue, il est temps de finir. Permettez-moi, monsieur, en finissant de r'esumer en peu de mots ma pens'ee.
Je me suis adress'e `a vous, sans autre mission que celle que je tiens de ma conviction libre et personnelle. Je ne suis aux ordres de personne, je ne suis l’organe de personne; ma pens'ee ne rel`eve que d’elle-m^eme. Mais j’ai certainement tout lieu de croire que si le contenu de cette lettre 'etait connu en Russie, l’opinion publique n’h'esiterait pas `a l’avouer. L’opinion russe jusqu’`a pr'esent ne s’est que m'ediocrement 'emue de toutes ces clameurs de la presse allemande, non pas que l’opinion, non pas que les sentiments de l’Allemagne lui parussent une chose indiff'erente, bien certainement non… mais toutes ces violences de la parole, tous ces coups de fusil tir'es en l’air, `a l’intention de la Russie, il lui r'epugnait de prendre tout ce bruit au s'erieux; elle n’y a vu tout au plus qu’un divertissement de mauvais go^ut… L’opinion russe se refuse d'ecid'ement `a admettre qu’une nation grave, s'erieuse, loyale, profond'ement 'equitable, telle enfin que le monde a connu l’Allemagne `a toutes les 'epoques de son histoire, que cette nation, dis-je, ira d'epouiller sa nature pour en r'ev'eler une autre faite `a l’image de quelques esprits fantasques ou brouillons, de quelques d'eclamateurs passionn'es ou de mauvaise foi, que, reniant le pass'e, m'econnaissant le pr'esent et compromettant l’avenir, l’Allemagne consentira `a accueillir, `a nourrir un mauvais sentiment, un sentiment indigne d’elle, simplement pour avoir le plaisir de faire une grande b'evue politique. Non, c’est impossible.