L'?vad?e de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар)
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— Vous voulez parler de la cantine de l’usine ?
— Oui, Madame. M. Granjeard, je crois, s’occupait lui-m^eme d’acheter les approvisionnements et les revendait `a perte `a ses ouvriers, ce qui 'etait une mani`ere d'elicate de leur faire du bien. Dans ces conditions, Madame…
— Mon mari faisait comme bon lui semblait, Monsieur. Depuis sa mort, moi et mes fils, qui sont mes associ'es, nous faisons comme bon nous semble. Mes approvisionnements pour la cantine ont donc chang'e de nature. Mon mari agissait par philanthropie, je pr'etends agir l`a comme ailleurs, en commercante. Je n’ai donc nullement l’intention de vendre du vin `a perte, au contraire. Quelles sont vos qualit'es ? Quels sont vos prix ? C’est sur ces bases, que peut-^etre, nous pouvons arriver `a nous entendre.
— Madame, je suis heureux que vous arriviez, en effet, `a parler prix et catalogue. Voulez-vous jeter un coup d’oeil sur ceci ?
Le courtier tendait `a Mme Granjeard un prospectus, que celle-ci commencait `a examiner. Quel 'etait ce courtier ?
Il s’'etait recommand'e, `a vrai dire, du nom de l’oncle Th'eodor, mais il n’avait apport'e `a l’appui de cette recommandation aucune pi`ece, aucune lettre.
Lorsque le courtier, en effet, avait sonn'e `a la grille, et avait 'et'e recu par Julie, puis introduit dans la maison, un homme qui prenait grand-garde de n’^etre point apercu, s’'etait myst'erieusement gliss'ee dans le jardin entourant la demeure particuli`ere des Granjeard.
Il 'etait v^etu d’un pardessus de couleur sombre, coiff'e d’un chapeau mou enfonc'e tr`es avant sur son cr^ane, il suivait les murailles du jardin, courb'e en deux, 'evitant les endroits d'ecouverts, marchant de pr'ef'erence dans les plates-bandes, entre les massifs des lilas m^eme.
Et, au moment m^eme o`u Mme Granjeard commencait `a causer avec le courtier, dans le petit salon, l’individu s’'etant assur'e que nul ne l’'epiait, gravit rapidement les marches du perron, s’introduisit avec une rapidit'e et une audace extr^emes, dans le vestibule de la maison.
Si le personnage du courtier 'etait myst'erieux et 'enigmatique, l’homme qui p'en'etrait ainsi chez les Granjeard devait avoir de puissantes raisons pour d'esirer n’^etre pas vu, pour d'esirer surtout r'eussir une certaine op'eration.
Parvenu dans le vestibule, marchant avec une habilet'e extr^eme, sans faire le moindre bruit, l’inconnu examina au portemanteau install'e dans l’entr'ee, des pardessus d’hommes, les pardessus des fils Granjeard, qu’il repoussait l’un apr`es l’autre.
Au portemanteau, accroch'e par une manche, il avisa un dernier paletot qu’il retournait en tous sens, avec un sourire de satisfaction :
— Cette fois, je ne me trompe pas, murmurait-il, voil`a bien le v^etement de ce damn'e courtier. H'e, h'e, j’imagine que nous allons nous amuser.
Mais au moment m^eme l’homme p^alit. Un pas avait retenti dans le couloir voisin, dans lai direction du vestibule.
— Bigre, murmura l’homme, vais-je me faire prendre sottement ici ?
Il s’enfonca, immobile, dans une encoignure de porte, retenant sa respiration. Le vestibule, par bonheur, 'etait sombre, Mme Granjeard, en femme 'econome, n’y laissait jamais allumer l’'electricit'e, m^eme `a la tomb'ee de la nuit, et Julie traversa dans son entier la pi`ece sans se douter que quelqu’un y 'etait cach'e.
La bonne avait `a peine disparu que l’homme sortait de l’ombre.
Il revint vers le pardessus accroch'e au porte-parapluie, il fouilla, eut l’air de rire, haussa les 'epaules, puis, furtif, sans faire le moindre bruit, il sortit de la maison, regagna le jardin, se perdit dans la nuit.
Ce myst'erieux visiteur avait 'et'e v'eritablement bien inspir'e en ne s’attardant pas davantage dans le vestibule de l’usine Granjeard. Il 'etait `a peine sorti, en effet, que la porte du petit salon s’ouvrit, le courtier en vins 'etait reconduit par Mme Granjeard en personne.
— C’est entendu, Monsieur, d'eclarait cette personne rev^eche, vous allez examiner avec les propri'etaires `a quel prix vous pourrez me fournir ces pi`eces de vin dans les quantit'es que je vous indique. 'Ecrivez-moi alors, nous verrons si nous pouvons nous entendre.
Au porte-parapluie le courtier reprit son paletot. Il salua une derni`ere fois la directrice de l’usine.
— Il me reste, Madame, `a vous remercier de votre bienveillant accueil. J’esp`ere, en effet, que nous arriverons facilement `a nous entendre.
Dehors, la porte de l’h^otel referm'ee, le courtier se frotta les mains.
— 'Evidemment, murmurait-il, 'evidemment, je n’ai rien appris de bien sensationnel au cours de ma visite, toutefois, si je ne me trompe pas, je peux tenir pour assur'e que Mme Granjeard est, avant tout, une femme int'eress'ee avec qui il ne faudrait pas badiner en mati`ere d’argent. H'e, h'e, le renseignement a son importance.
Tout en songeant, le courtier s’orientait dans Saint-Denis, retrouvait la ligne des tramways qui rentrent dans Paris, grimpait dans une voiture. Il 'etait d'ecid'ement fort occup'e, car il ne remarqua m^eme pas l’attention avec laquelle un jeune garcon montait derri`ere lui en voiture, et venu s’asseoir `a ses c^ot'es, le d'evisageait.
— Cette Mme Granjeard, pensait le courtier, elle n’a d’autre souci que de faire fortune. Elle parle de son mari mort sans la moindre 'emotion. `A trois reprises j’ai prononc'e le nom de ce malheureux Didier, et je ne l’ai m^eme pas vue tressaillir. Allons, jolie nature encore.
Le tramway, rapide, car les tramways de p'en'etration ont l’avantage d’aller beaucoup plus vite que les tramways circulant dans Paris, venait de franchir la barri`ere quand le courtier, soupirant profond'ement, releva la t^ete, chercha `a s’orienter.
Il 'etait pr`es de sept heures et demie du soir. Il faisait froid. Les vitres de la voiture disparaissaient sous la bu'ee. Le courtier, tout naturellement, se leva `a moiti'e, chercha `a distinguer la rue o`u il se trouvait et, g^en'e par la bu'ee des vitres, voulut prendre dans sa poche de pardessus sa paire de gants et s’en servir afin de nettoyer le carreau.
Or, `a ce moment pr'ecis, tandis qu’il fouillait dans sa poche, un cri d’horreur s’'echappa des l`evres de tous les voyageurs qui se trouvaient avec lui dans le tramway.
Le courtier avait bien mis la main dans sa poche, il avait bien retir'e sa paire de gants, mais sans s’en apercevoir il avait fait tomber encore de sa propre poche quelque chose qui 'etait 'epouvantable `a regarder, qui gisait sur le plancher de la voiture, qui 'etait une longue chevelure, une chevelure de femme, une chevelure `a laquelle adh'eraient encore des morceaux de chair sanglants.
`A la minute, tandis que les voyageurs, pris de panique, hurlaient d’effroi, le courtier se retourna et consid'era, lui aussi, le scalpe tomb'e entre les banquettes. Il ne p^alit pas, l’'etrange courtier, mais il poussa un sourd juron.