La mort de Juve (Смерть Жюва)
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Certes, Fandor n’ignorait pas que, lorsque la S^uret'e fait voyager des criminels importants, il arrive souvent qu’au lieu de les laisser aller jusqu’aux gares terminus : Saint-Lazare, Gare du Nord, P.-L.-M. ou gare Montparnasse, on prend la pr'ecaution de les faire descendre dans les petites stations de la banlieue d’o`u ils sont conduits directement en voiture au D'ep^ot.
On 'evite de la sorte des mouvements d’opinion `a Paris, on 'evite de regrettables incidents, des scandales issus de l’'emotion populaire.
Mais 'etait-il bien dans le cas d’une semblable mesure ?
— Que diable, se disait Fandor, `a moins de me tromper 'etrangement, il me semble que je ne suis pas un assez gros personnage pour que le bon peuple de Paris soit tent'e de prendre parti pour moi. Cela doit m^eme lui ^etre profond'ement indiff'erent, au bon peuple de Paris, `a supposer qu’il le sache, qu’on me ram`ene entre deux argousins. Et dans ce cas, pourquoi prend-on la peine de faire arr^eter le rapide `a Clamart et de m’y faire descendre ?
« Cr'edibis`eque, se disait encore le journaliste, est-ce que, par hasard, il n’y aurait pas l`a un effet de la volont'e de Fant^omas ? Je suis arr^et'e, arr^et'e par des agents qui sont des agents de la S^uret'e, c’est entendu, mais je ne dois pas oublier non plus que ce sont en r'ealit'e les complices du bandit. Par cons'equent, est-il bien r'eel qu’ils vont me livrer `a la S^uret'e, ou au contraire, vont-ils me remettre aux mains de Fant^omas ?
— Avancez, ordonn`erent les deux inspecteurs, et t^achez de marcher droit. Au premier signe, au premier geste, nous tirons.
— Ca va, ne vous faites pas de mauvais sang, j’y pense `a vos revolvers, j’y pense souvent, j’y pense toujours, j’y pense encore.
Mais d'ej`a, le train 'etait reparti `a toute allure et les deux agents encadraient leur prisonnier, et apr`es avoir donn'e leur permis de circulation au chef de gare, poussaient le journaliste vers la cour de la petite station.
— Nalorgne, commencait P'erouzin, qui venait de d'eboucher le premier hors de la salle d’attente, je ne vois pas du tout le fiacre que devait nous envoyer la S^uret'e. J’avais bien dit que ce voyage finirait mal. Qu’allons-nous faire ?
— C’est bizarre, r'epondit simplement Nalorgne.
— Pourtant, la phrase de la lettre 'etait tr`es claire ; nous ne pouvions pas nous y tromper.
P'erouzin s’interrompit brusquement. Nalorgne, d’un coup d’oeil, venait de le rappeler au silence. Mais Nalorgne avait fait son signe trop tard. J'er^ome Fandor avait entendu.
— Ah, la phrase de la lettre est claire, songeait le journaliste, la phrase de la lettre de Fant^omas. Allons, je ne me suis pas tromp'e, mes aventures ne sont pas finies. Et si je couche quelque part, ce ne sera certainement pas au D'ep^ot.
Il fallait prendre un parti, cependant. Il 'etait huit heures du soir et la petite gare d'eserte, mal 'eclair'ee par les lumi`eres clignotantes de quelques becs de gaz, 'etait peu hospitali`ere. Nalorgne et P'erouzin 'echangeaient des regards navr'es :
— C’est tr`es ennuyeux, reprenait P'erouzin, tr`es ennuyeux que la voiture ne soit pas l`a.
— Avancons, nous trouverons peut-^etre dans le pays un v'ehicule qui voudra bien nous conduire o`u nous allons.
— Oui, mais le cocher ?
— Taisez-vous donc, P'erouzin.
— Bien, songeait le journaliste, si P'erouzin estime que le cocher, le cocher d’un v'ehicule quelconque, peut ^etre g^enant, c’est 'evidemment que le cocher qui devait nous conduire, n’'etait pas un cocher ordinaire.
Fandor cependant 'etait pris par les deux agents, qui sans c'er'emonie, le tenaient chacun par un bras.
— Avancez, ordonnait Nalorgne.
— Marchez, r'ep'etait P'erouzin.
— Apr`es vous, messeigneurs, r'epondait Fandor. Il faut ^etre logique tout de m^eme, vous m’avez dit de ne pas m’'ecarter d’un pas, emmenez-moi o`u vous voudrez, je suis.
Fandor, `a ce moment, se sciait litt'eralement les deux mains `a vouloir les arracher de l’'etreinte des menottes.
— Quel imb'ecile d’instrument, se d'eclarait-il `a lui-m^eme en constatant l’inutilit'e de ses efforts. Quand je pense qu’`a la f^ete de Montmartre, trois fois par an, il y a des individus qui, pour deux sous, se d'ebarrassent des cordes les plus savamment nou'ees, des menottes les plus perfectionn'ees, et que moi, je ne suis pas fichu d’en faire autant. Je me rends compte que mon 'education a 'et'e bien n'eglig'ee.
— Ah, tout de m^eme, voil`a la voiture.
Ils 'etaient sortis tous les trois de la cour de la gare, et ils apercevaient, rang'e contre le trottoir, `a quelque distance, le long d’un terrain vague un taxi-auto qui leur tournait le dos :
Les deux agents h^ataient le pas, entra^inaient Fandor jusqu’`a la hauteur du taxi-auto. Il avait le drapeau lev'e la voiture 'etait libre, mais on ne voyait pas le chauffeur.
Pour le coup, Nalorgne s’emporta.
— Je parie qu’il a 'et'e boire. Ah sapristi !
P'erouzin cependant appelait `a tous les 'echos :
— M'ecano, m'ecano, le m'ecanicien du taxi-auto !
— Eh ben, quoi, me voil`a, c’est pas la peine de faire tant de potin, les bourgeois, montez dans la bagnole, j’en ai pour deux minutes de r'eparation.
Le conducteur du taxi-auto 'etait tout bonnement 'etendu sous sa voiture, invisible. Nalorgne se pencha :
— Ah vous ^etes l`a ? C’est vous, Pros…
Mais le nom qu’il allait dire, le nom que Fandor guettait, Nalorgne ne le prononca pas.
Il se redressa rapidement, il ouvrit la porti`ere du v'ehicule, y poussa Fandor :
— Embarquez et rapidement, ou sans ca…
La gueule d’un revolver brilla dans l’obscurit'e, Fandor haussa les 'epaules, monta.
— C’'etait Prosper qu’ils attendaient, se disait Fandor et ce n’est pas Prosper qui est l`a. Est-ce un complice ou un honn^ete conducteur de taxi-auto ?
Fandor n’eut gu`ere le temps de r'efl'echir plus avant. Nalorgne venait de souffler quelque chose `a l’oreille de P'erouzin, et celui-ci apr`es avoir grimp'e `a son tour dans le fiacre, s’asseyait `a c^ot'e de Fandor, refermait la porti`ere.