Le Voleur d'Or (Золотой вор)
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Il avait au moins soixante-quinze ans. Sa chevelure blanche tombait en longues boucles sur ses 'epaules. Toutefois, ce n’'etait pas sur ces boucles que le regard s’arr^etait, c’'etait sur le visage du personnage, un visage 'energique, sculpt'e, semblait-il, `a coups de canif et que balafrait, dans toute la largeur, une effroyable cicatrice allant du sourcil droit jusqu’`a l’oreille gauche.
De plus, ce vieillard avait deux jambes de bois et, `a la place du bras droit, se balancait un moignon informe qu’il brandissait `a chaque instant, parlant de casser la figure, de briser en deux, de pourfendre et d’'ecraser ceux qui ne se pliaient pas `a son caprice.
Il avait m^eme l’air si terrible, ce bonhomme dont la t^ete tremblait un peu, que les enfants, dans la rue, ne manquaient pas de s’'ecarter `a son passage. On le connaissait aussi bien dans les environs, il avait m^eme son surnom, on l’appelait Croquemitaine, et cela n’'etait peut-^etre pas sans flatter un peu sa vanit'e.
Croquemitaine, d’ailleurs, `a part l’habitude qu’il avait prise de toujours chanter le
Avec cela, il 'etait content, le sourire ne quittait pas ses l`evres, et quand il se promenait il ne soulevait d’autre exclamation que des exclamations d’admiration sur son passage.
— Ah ! le bel invalide ! disait-on.
C’'etait, en effet, un invalide, et la chambr'ee Desaix n’'etait autre que le grand dortoir affect'e `a ceux de ces vieux braves qui, point encore malades, n’'etaient point devenus `a tout jamais les pensionnaires de l’infirmerie voisine.
Ils 'etaient l`a une trentaine `a vivre dans une grande chambr'ee, qui passaient leur temps `a se raconter leurs campagnes, `a comparer les d'ecorations qui brimbalaient sur leurs vieilles poitrines, qui, aussi bien, grondaient, perp'etuellement secou'es de furieuse col`ere, s’emportant contre la R'epublique qui, cependant, les hospitalisait, parlant de l’Autre qu’ils n’avaient pas connu pourtant, et petit `a petit se figurant qu’ils avaient 'et'e ses serviteurs.
Dans les Invalides m^eme, dans cet 'enorme b^atiment qui tient `a la fois du mus'ee et de l’asile, l’ombre de l’Empereur planait d’ailleurs. Elle emplissait tout. Le personnage semblait sorti de son tombeau, r^oder dans les couloirs et, par le seul prestige de sa gloire militaire, par la seule autorit'e de son nom, chaque jour faire des pros'elytes, se recruter une arm'ee, battre le rappel.
Lorsque les invalides arrivaient `a l’asile, leur brevet de retraite en poche, ils ne connaissaient pas toujours, forc'ement, les campagnes de Napol'eon le Grand. Ils 'etaient de vieux soldats, ayant combattu dans toutes les campagnes o`u le drapeau francais s’est illustr'e, ils avaient l’^ame guerri`ere, ils croyaient `a la supr'ematie de la France, mais c’'etait l`a tout.
Les nouveaux venus, alors, 'etaient recus par les autres avec une cordialit'e heureuse.
Imm'ediatement, la bande se chargeait de les instruire. La tradition se passait, en effet, de grognard en grognard et l’histoire 'etait cont'ee, point tr`es fid`element peut-^etre, mais toujours embellie, toujours magnifi'ee, devenant peu `a peu l'egendaire, miraculeuse, surnaturelle.
Et le ph'enom`ene classique se produisait alors, il arrivait que le nouvel hospitalis'e se prenait `a la fi`evre de ses coll`egues, il devenait plus imp'erialiste qu’eux tous, il parlait de l’Autre avec des hochements de t^ete significatifs, toute une admiration pieuse, tout un respect exag'er'e.
Et les pauvres vieux vivaient ainsi, d'echets de gloire, lamentables loques, laiss'es-pour-compte de toutes les batailles, ne concevant rien de plus beau que leur sort, s’enthousiasmant pour les charges de Waterloo en jouant paisiblement aux dames dans l’arri`ere-salle de la buvette.
Leur existence 'etait paisible, monotone. La grande affaire 'etait pour eux les tours de garde. Ils avaient, en effet, comme service, de loin en loin, quelques heures de faction, soit `a la porte des galeries du mus'ee, soit encore `a l’entr'ee du tombeau.
Ce service, d’ailleurs, ne leur co^utait pas. Ils en 'etaient heureux, ils 'etaient fiers d’^etre un peu comme chez eux dans le tombeau de l’Autre et de vivre, avec lui, sur un pied d’intimit'e, dans le fr^olement des grands drapeaux effrangeant leur 'etamine sur le granit imp'erissable.
Depuis quelque temps, cependant, depuis une huitaine, `a vrai dire, une certaine animation semblait r'egner parmi les invalides.
Croquemitaine chantait moins gaiement, et l’adjudant Radrap lui-m^eme, un vieux brave qui avait fait le Mexique et la Crim'ee, d'elaissait les parties d’'echec.
Perp'etuellement, le long des couloirs, dans les galeries balay'ees par la pluie, `a la chapelle, o`u pendent les aigles conquises `a l’ennemi, dans le tombeau de l’Empereur m^eme, les invalides s’abordaient. Ils 'echangeaient quelques mots, hochaient la t^ete gravement, grognaient d’incompr'ehensibles paroles, puis se s'eparaient avec toutes les apparences d’une col`ere vivement ressentie.
— Il faudra 'ecrire `a la place ! disait Laveigne, un ancien fourrier qui avait eu les deux bras emport'es par un boulet `a l’instant o`u il dressait pour une acclamation de joie, au moment de la prise d’une position.
— S^urement ! lui accordait Andrieu, un adjudant dont les deux jambes manquaient, ce qui le rendait ins'eparable de son compagnon, l’un pr^etant ses bras, l’autre aidant `a marcher le b'equillard. Il faudra 'ecrire `a la place.
La place, c’'etait tout bonnement l’administration tut'elaire qui s’occupait de ces pauvres gens.
Mais le mot administration leur 'ecorchait les l`evres. Ils n’'etaient pas des administr'es, que diable !… Ils 'etaient des militaires. Ils n’habitaient pas `a Paris, ils y 'etaient casern'es, cantonn'es… Et les militaires cantonn'es, cela d'epend de la place !
Ce soir-l`a, cependant, dans le grand dortoir, dans la chambr'ee 'enorme, aux lits blancs, Radrap 'etait entr'e avec une brusquerie sans pareille. Il avait, d’un coup d’'epaule, claqu'e la porte derri`ere lui et depuis il gourmandait Croquemitaine qui, puni de tabac pour s’^etre relev'e la nuit, ce qui 'etait un d'elit grave, s’asseyait sur son lit et balancait ses jambes dans le vide en chantant son
« ba be bi bo bu ».— Ca n’a pas de bon sens ! disait Radrap. Qu’est-ce qu’ils font donc les autres ? Le rendez-vous 'etait donn'e pour ce soir huit heures. Il est huit heures, que diable ! J’entends l’horloge qui sonne. Est-ce qu’ils ont oubli'e le mot de passe ?
Croquemitaine s’interrompit de chanter tout comme il s’'etait interrompu en entendant la menace qui l’effrayait le plus, `a savoir qu’il allait r'eveiller l’Autre.
— Pour s^ur, d'eclarait-il avec onction, pour s^ur qu’ils sont encore `a la buvette. Ils doivent fumer !…
Radrap, cependant, allait et venait. C’'etait un des favoris'es de la bande. Il lui manquait tout juste la main gauche et le pied droit. Cela ne l’emp^echait pas d’^etre d’une agilit'e remarquable, marchant avec une grande b'equille, se cognant partout, frisant sa grande moustache blanche et grognant d’une voix de stentor :