Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)
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`A cet instant, d’ailleurs, Juve 'etait troubl'e. Certes, il avait dit vrai lorsqu’il avait reconnu, quelques instants auparavant, qu’il ne pouvait pas croire que Baraban f^ut mort. Cependant, il se rendait bien compte, l’excellent Juve, que les faits semblaient pour l’instant donner raison `a ceux qui soutenaient le contraire.
— C’est bizarre, pensait Juve, tout me prouve qu’il n’y a pas eu crime rue Richer, que c’'etait de la mise en sc`ene, et pourtant, tout semble accuser ces Ricard.
Philosophe une fois de plus, Juve se r'esigna :
« Bah, laissons faire, tout finit par se savoir, il faudra bien qu’un jour ou l’autre on connaisse la v'erit'e.
Juve, d’ailleurs, e^ut-il voulu emp^echer l’arrestation du courtier en vins et de sa femme qu’il en e^ut 'et'e bien incapable. M. Havard, comme il l’avait dit, en faisant proc'eder `a l’arrestation de Fernand Ricard `a la gare de Vernon, avait commis l’imprudence de donner l’'eveil `a la population.
`A peine achevait-il d’entretenir Juve que, sur la route poudreuse, un grand pi'etinement se fit entendre. C’'etaient les gendarmes qui arrivaient, et derri`ere les gendarmes, une foule de gens se pr'ecipitaient en courant, en hurlant des impr'ecations :
— `A mort, les assassins ! `A mort, `a mort ! Donnez-les-nous !
— Venez, Juve, commenca M. Havard qui avait un peu p^ali, nous allons donner des instructions au capitaine de la gendarmerie.
Quelques instants apr`es, en effet, un sommaire service d’ordre 'etait install'e devant la villa d'esormais c'el`ebre. La foule, repouss'ee au loin, s’'eparpillait dans les champs. Les gendarmes avaient d^u mettre sabre au clair pour avoir raison des plus ent^et'es.
M. Havard appr'ecia d’un coup d’oeil les dispositions prises. Il appela le brigadier de gendarmerie.
— Brigadier, commanda-t-il, vous allez faire escorter les prisonniers par six de vos hommes et vous les m`enerez imm'ediatement `a la gare. J’ai donn'e des instructions. Un wagon sera r'eserv'e dans le rapide de six heures vingt-huit, nous les emm`enerons, moi, Juve et les autres.
— Bien, monsieur le chef de la S^uret'e.
Ces recommandations faites, il ne restait plus qu’`a aller chercher les malheureux qu’on allait emmener.
— Vous m’accompagnez, Juve ?
— Certainement, monsieur Havard.
Les deux hommes travers`erent le jardin, rentr`erent dans le salon o`u Michel et Fandor se trouvaient toujours en compagnie d’Alice et de Fernand Ricard.
Dans cette pi`ece, le spectacle 'etait lamentable.
Affaiss'ee sur un fauteuil, Alice Ricard sanglotait, accabl'ee, d'esesp'er'ee, mordant rageusement un fin mouchoir de dentelle.
Devant elle, Fernand Ricard se promenait de long en large, faisant les cent pas, l’air farouche, les poings ferm'es, bousculant les meubles, en proie `a une col`ere tragique.
`A l’apparition du chef de la S^uret'e, Fernand Ricard s’arr^eta net.
— Alors, demandait-il, j’imagine que vous allez me r'epondre. Oui ou non, m’arr^etez-vous ?
M. Havard mit le chapeau `a la main :
— Au nom de la loi, disait-il, je vous mets en 'etat d’arrestation, M. Fernand Ricard, et vous M me Alice Ricard. En cons'equence, veuillez me suivre.
— Nous sommes innocents, clama le courtier en vins. Je ne sais pas, je ne veux pas savoir pourquoi vous nous arr^etez. Mais ni ma femme, ni moi, n’avons rien `a nous reprocher.
— En cons'equence, veuillez me suivre, r'ep'eta M. Havard.
— En cons'equence, je proteste, r'epondit le courtier, et j’entends…
Michel s’avanca vers le courtier :
— Suivez-nous de bonne gr^ace, conseilla-t-il. Ne nous forcez pas `a vous mettre les menottes, voyons…
La menace produisit son effet habituel :
— Soit, je vous accompagnerai.
Fernand Ricard s’approcha de sa jeune femme qui sanglotait toujours.
— Alice, appela-t-il, l`eve-toi, viens, sois courageuse ! Tout cela est stupide, et nous ne devons pas nous en inqui'eter. Au surplus, il vaut mieux que la lumi`ere soit faite, cela fera taire les m'edisances.
Fernand Ricard parlait maintenant avec un grand sang-froid. Il semblait avoir retrouv'e tout son calme. Quant `a sa femme, aux paroles de son mari, elle cessa de sangloter. Mais c’est `a la facon d’un automate qu’elle se leva.
— Puis-je lui donner le bras ? demanda d’un ton hautain le courtier en vins.
— Assur'ement, s’empressa de r'epondre Juve. D’ailleurs une voiture vous attend.
Le policier, tout en disant cela, regardait avec inqui'etude M. Havard, mais le chef de la S^uret'e confirmait ces paroles.
— Naturellement, disait-il, il y a une voiture `a la porte.
Fernand Ricard prit le bras de sa femme, et, devancant les policiers, sortit de sa maison.
H'elas, `a peine le couple 'etait-il apparu sur le perron de la villa, qu’une clameur formidable le saluait. Pendant la courte sc`ene qui venait d’avoir lieu, la foule s’'etait encore accrue. Il y avait pr`es de cinq cents personnes maintenant qui hurlaient :
— `A mort, `a mort ! Tuez-les, puisqu’ils ont tu'e ! Donnez-les-nous !
M. Havard lui-m^eme en fut impressionn'e.
— Pressons-nous, murmurait-il, en poussant Fernand Ricard et sa femme sur les banquettes d’une Victoria de louage. Pressons-nous ou nous nous ferons 'echarper.
M. Havard se tenait debout sur l’un des marchepieds de la voiture, Juve 'etait sur l’autre, Fandor avait saut'e sur le si`ege.
— En avant, commanda le chef de la S^uret'e. Gendarmes, encadrez-nous.
L’escorte se massa, puis partit.
Le lugubre voyage commencait pour les 'epoux Ricard. Tant que le cort`ege, en effet, se trouvait hors de Vernon, cela allait encore `a peu pr`es. Mais `a peine entrait-on dans la ville m^eme, que les cris redoubl`erent. Tous les habitants de la petite localit'e s’'etaient mass'es sur le passage des prisonniers. Les 'epoux Ricard, que la veille encore, on saluait tr`es bas, devaient entendre mille personnes leur vocif'erer des injures, en leur montrant le poing.