Том 5. Письма из Франции и Италии
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C’'etait vers la fin de 1847… Maintenant je reviens `a Nice, la t^ete baiss'ee comme le pigeon voyageur de la fable, ne cherchant qu’un peu de repos. Maintenant je m’'eloigne des grandes cit'es, je fuis leur activit'e incessante, qui ne produit rien de plus en Occident que le d'esoeuvrement nonchalant en Orient.
Apr`es avoir cherch'e longtemps o`u m’abriter, j’ai choisi Nice, non seulement pour son air si doux, pour sa mer si bleue, mais aussi parce qu’elle n’a aucune signification politique, scientifique… ou autre. Je r'epugnais moins `a aller `a Nice que partout ailleurs. C’'etait comme un couvent tranquille dans lequel je pensais me retirer du monde – tant que nous serions inutiles l’un `a l’autre. Il m’a beaucoup tourment'e, je ne m’en f^ache pas,je sais que ce n’est pas sa faute… mais je n’ai plus ni force, ni d'esir de partager ni ses jeux f'eroces, ni ses r'ecr'eations banales.
Cela ne veut pas dire que je me sois fait moine `a tout jamais, que je me suis li'e par un voeu indissoluble. Le genre humain et moi nous avons quitt'e l’^age o`u de pareilles plaisanteries 'etaient en vogue. J’ai agi beaucoup plus simplement, je me suis 'ecart'e pr'evoyant un long hiver et ne voyant aucun moyen d’emp^echer cette morte saison.
Et c’est un bien grand bonheur qu’il y ait encore un coin de la terre – si beau, si chaud – o`u l’on puisse rester tranquille…
…Quand je pense `a l’existence que j’ai tra^in'ee `a Paris les derniers mois, une agitation pleine d’anxi'et'e s’empare de moi. Ces souvenirs me font la m^eme impression que le souvenir d’une op'eration r'ecente. Je sens de nouveau l’approche des bistouri et de la sonde.
Depuis matin au soir toutes les fibres de l’^ame 'etaient brutalement froiss'ees. Un coup d’oeil sur les journaux, sur les d'ebats de l’Assembl'ee, sur les rues, suffisait pour empoisonner chaque vingt-quatre heures.
Non. Le royalisme, ni le conservatisme n’ont abaiss'e ces hommes jusqu’`a une telle corruption, au contraire, ce sont les hommes qui ont d'eprav'e le royalisme et le conservatisme `a ce point de cynisme 'ehont'e.
Le royalisme est une esp`ece de religion sociale, il n’exclut ni noblesse, ni dignit'e. C’est un anachronisme – ce n’est pas un crime. Le conservatisme est une th'eorie, une mani`ere de voir, c’est le pr'esent consid'er'e au point de vue du pass'e, il est stationnaire, mais non d'enu'e de pudeur, d’honneur, de probit'e. Qu’y a-t-il de commun entre les Stafford, les Malesherbe, les tories et ces intrigants ignobles qui surnagent `a la surface de la soci'et'e francaise? Les d'eput'es, les litt'erateurs, les journalistes du parti de l’ordre se sont tellement confondus avec les instruments les plus vils du pouvoir qu’on n’est jamais s^ur, avec qui on a `a faire si c’est avec un homme ou avec un espion.
La majorit'e de l’Assembl'ee, les journaux r'eactionnaires sont des organes fid`eles non du royalisme mais bien de cette g'en'eration de Francais qui, n'ee sous le despotisme soldatesque de l’Empire, 'epanouit la floraison sous le parapluie du roi-citoyen. Cette g'en'eration ne croit ni `a la monarchie, ni `a la r'evolution, ni au catholicisme, ni `a la r'epublique… Elle veut jouir en toute s'ecurit'e pendant quelques ann'ees encore, elle veut exploiter la position le plus longtemps possible.
C’est la doctrine d’Esa"u vendant ses droits pour un mauvais potage de lentilles.
Pour exploiter, pour jouir – il leur faut l’esclavage, et ils le d'esirent avec fr'en'esie, pour que le ma^itre garantisse leur avoir et leurs b'en'efices. A ce prix ils ont tendu la main aux polices de tous les gouvernements hostiles `a la France, ils ont donn'e leurs enfants aux j'esuites qu’ils d'etestent.
Jamais on n’a fait tant de sacrifices pour la libert'e qu’on en fait maintenant pour l’esclavage!
Les journaux de l’ordre repr'esentent les mouchards comme anges gardiens de la soci'et'e. Les espions publient leurs m'emoires, L’Assembl'ee Nationale invite l’empereur Nicolas,
La civilisation n’oblige `a rien les conservateurs francais; de ce c^ot'e ils sont tout `a fait libres, compl`etement 'emancip'es. Sophistes couvrant d’une politesse banale et st'er'eotyp'ee un fond de d'epravation et de f'erocit'e sans bornes – ils ont tr`es bien conserv'e la nature de tigre-singe dont parle Voltaire…
J’ai suivi avec horreur et curiosit'e… avec cette curiosit'e m^el'ee de d'ego^ut que nous sentons lorsqu’on nourrit devant nos yeux un boa-constrictor avec des lapins vivants… les d'ebats sur la d'eportation.
Je ne parle pas de l’absurdit'e de condamner `a la prison perp'etuelle pour des faits politiques accomplis quelques jours apr`es une r'evolution, lorsque les esprits sont encore agit'es et les institutions n’ont pas encore acquis de stabilit'e. C’'etait un fait hideux, mais un fait accompli. Ce qui est colossal pour moi, c’est qu’il se soit trouv'e une r'eunion d’hommes au nombre de 700 qui ait consenti de retourner apr`es deux ann'ees dans les cachots, dans lesquels elle jeta ses propres adversaires, avec l’intention de d'eculper leur punition!
Il faut savoir ce que c’est qu’une prison francaise en g'en'eral. La diff'erence avec Spielberg et la forteresse de P'etersbourg, avec Spandau et Rustadt n’est pas si grande qu’on le pense. C’'etait une de ces erreurs, par lesquelles les lib'eraux de l’'epoque de Louis-Philippe se consolaient eux-m^emes et trompaient le peuple [353] .
Mais si les prisons francaises valent bien le Castel S. Elme, la d'eportation `a Nouka-Hiva est bien plus terrible que la Sib'erie. Le climat de la Sib'erie est tr`es rigoureux, mais tr`es salubre. Les d'eport'es qui ne sont pas envoy'es aux mines sont libres dans leur district. Les femmes et les enfants peuvent suivre leur mari, <leur> p`ere.
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La prison de Chillon sur le L'eman, 'elev'ee au moyen ^age par les ducs de Savoie, est une salle de bal en comparaison du ch^ateau d’If pr`es de Marseille o`u l’on faisait suffoquer les insurg'es de Juin!
Je n’ai pu comprendre les murmures des honorables l'egislateurs lorsque Pierre Le Roux a dit que
«Nouka-Hiva 'etait une Sib'erie ardente». C’'etait `a Kisseleff, l’ambassadeur russe, `a s’offenser qu’on assimilait la Sib'erie `a ces piombi de l’oc'ean.Mais Nouka-Hiva n’'etait pas encore suffisante pour les ministres et les repr'esentants, ils propos`erent d’'elever une prison sur cette ^ile mar'ecageuse, br^ul'ee par le soleil tropical et couverte de mosquittes. Ils veulent avoir une bastille r'epublicaine et 'equatoriale – pour y envoyer leurs ennemis, m^eme ceux qui 'etaient d'ej`a condamn'es ant'erieurement.
Lorsqu’un dernier vestige de conscience de justice s’est r'eveill'e chez Odillon Barrot contre cette absurdit'e juridique, lorsqu’un remord, peut-^etre, appela `a la tribune un g'en'eral pour proposer une enceinte fortifi'ee au lieu d’une prison, – c’est alors qu’il fallait voir les Iroquois de l’ordre! Des sons inhumains s’'echapp`erent pendant le scrutin des l`evres tremblantes de ces vieillards fauves, de ces avocats impitoyables! Ayant perdu les deux points, ils se cramponn`erent au troisi`eme avec la furie d’une louve `a laquelle on veut arracher ses petits, et ils le firent passer… «Les familles des condamn'es n’ont pas le droit d’accompagner leurs chefs `a la d'eportation – c’est une gr^ace que le ministre peut refuser. – «Les condamn'es politiques, les ennemis de la soci'et'e n’ont pas de famille», – a dit un des orateurs.
…Et une langue humaine a trouv'e, au beau milieu du XIXe si`ecle, ce si`ecle de lumi`ere et de civilisation – assez de force pour prononcer publiquement ces paroles! Comment a pu s’'elever `a cette hauteur de l^achet'e le cynisme politique… Je ne le sais, c’est un myst`ere de l’'education de ces gens…
Demandez-leur – ils vous r'epondront qu’ils sacrifient tout ce qui est humain pour d'efendre la soci'et'e, la religion, la famille. Comment la d'efendre, contre qui?.. Une soci'et'e qui tombe en pi`eces a son ennemi dans son coeur, dans son sang…