L'assassin de lady Beltham (Убийца леди Бельтам)
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— J’aime mieux, monsieur Juve, qu’il soit libre, et j’estime que les gens auxquels on fait gr^ace sont moins redoutables que ceux que l’on traite durement.
— Que voulez-vous dire ? interrogea le policier, surpris par cette d'eclaration 'enigmatique.
— Voil`a…, fit la jeune fille.
Elle d'esigna un canap'e `a Juve, s’y installa.
Le policier se placa `a c^ot'e d’elle. Sarah Gordon reprit :
— En deux mots je vais vous expliquer ma th'eorie : je suis seule, dans ce Paris que je connais mal, riche comme vous savez, comme tout le monde le sait, et j’ai peur, oui, peur de tout et de rien. Aussi, plut^ot que de fermer les yeux `a la mani`ere des autruches qui, apr`es s’^etre cach'e la t^ete, s’imaginent qu’elles sont invisibles, je pr'ef`ere regarder le danger, tout au moins l’inconnu, nettement, bien en face. S’il est autour de moi des gens que je redoute et que je suspecte, je les attire et pour mieux les conna^itre, je les m^ele dans mon intimit'e.
— C’est, fit Juve, une th'eorie un peu paradoxale, et en la poussant plus loin, je vais vous demander si vous consentiriez par exemple, `a vous faire pierreuse par crainte des apaches ?
— Mais pourquoi pas, monsieur ?
Cependant, la jeune fille se levait brusquement. Elle allait `a un jeune homme au visage 'energique et glabre qui passait devant elle, elle le prit par la main, l’attira vers Juve :
— Monsieur, dit-elle, permettez-moi de vous pr'esenter mon ami, M. Dick. C’est un artiste de grand talent, et si nous avions ici une assistance un peu moins enthousiaste de la danse, il nous charmerait tr`es certainement en nous disant quelques vers.
Juve se souvenait d’avoir vu le com'edien dans la bagarre de l’h^otel Fortuny. Il se contenta de r'epondre `a son salut et demeura silencieux devant lui.
La jeune fille, toutefois, quittait pr'ecipitamment Juve.
— Nous avons bavard'e pendant deux ou trois valses, fit-elle, mes danseurs doivent se demander ce que je deviens.
Elle s’'eclipsa, laissant les deux hommes en t^ete `a t^ete dans la galerie.
L’artiste ne bougea pas et ne rompit pas le silence, il consid'erait Juve fixement. Le policier se d'ecida enfin `a parler :
— Vous exercez, monsieur, une profession fort int'eressante, et qui exige 'enorm'ement de travail.
Juve cherchait ses mots, ne savait trop que dire, il articula machinalement :
— D`es le Conservatoire, il faut engager la grande lutte artistique, et les comp'etitions, n’est-il pas vrai, y sont fort nombreuses ?
— Il suffit d’avoir du talent, monsieur, pour r'eussir, et sans vouloir me vanter, je puis vous dire que je n’ai gu`ere eu de peine `a obtenir mon premier prix.
— C’est superbe, fit Juve qui, distraitement, ajoutait : d`es lors, vous appartenez sans doute au Th'e^atre Francais ?
— Me prenez-vous pour un bourgeois, monsieur ? La profession d’artiste ne doit pas se confondre, `a mon avis, avec le m'etier de fonctionnaire. Non, je n’appartiens pas `a la Com'edie-Francaise. Bien que je sois premier prix du Conservatoire, je suis au Th'e^atre Ornano.
— Au th'e^atre quoi ? r'ep'eta Juve qui croyait avoir mal entendu.
Mais l’acteur pr'ecisa :
— Je dis : au Th'e^atre Ornano. C’est un 'etablissement populaire. On y joue le drame selon la vieille formule, en m^eme temps que la com'edie `a la mani`ere joyeuse et gaie des auteurs de 1830. La vraie terreur et la vraie gaiet'e, voil`a ce qui me pla^it mieux que les 'elucubrations psychologiques de nos 'ecrivains modernes. Si jamais vous me faites l’honneur de venir m’entendre, je suis s^ur que vous ne regretterez pas d’avoir fait le lointain voyage du boulevard Ornano et de mon th'e^atre, dans lequel les places les plus ch`eres co^utent cinquante sous. J’ai bien l’honneur, monsieur, de vous saluer.
L’acteur s’inclina, disparut dans la foule, cependant que le policier demeurait abasourdi.
— Dr^ole de type, fit-il. D'ecid'ement, les gens que l’on trouve `a ce bal sont plus extravagants les uns que les autres.
Juve fut arrach'e `a ses r'eflexions par une l'eg`ere douleur qui le fit sursauter.
— A"ie ! grommela-t-il. Puis il se retourna :
— Comment, c’est toi qui me martyrise ?
Fandor, en effet, s’'etait subrepticement rapproch'e de Juve et lui pincait le bras.
— Oui c’est moi.
Le journaliste avait perdu tout son entrain, et son visage, `a l’expression s'ev`ere, signifiait qu’il avait `a parler s'erieusement avec le policier.
Les deux hommes s’'ecart`erent de la foule. Fandor interrogea :
— Je suppose bien, Juve, que, malgr'e vos apparences mondaines, vous ^etes venu ici dans un autre but que celui qui consistait simplement `a faire tournoyer des jeunes filles dans une 'epouvantable cohue, `a vous faire 'ecraser les orteils par un tas de croquants et `a essayer en vain d’approcher un buffet inaccessible ? Si l’homme du monde est pr'esent `a cette f^ete, le policier s’y trouve 'egalement plut^ot deux fois qu’une ?
— D’accord, o`u veux-tu en venir ?
— `A vous faire dire ceci, Juve : que vous recherchez quelqu’un, une ou plusieurs personnes et que vous esp'erez, de cette enqu^ete, tirer de pr'ecieux renseignements sur les affaires qui nous pr'eoccupent.
— C’est vrai, reconnut Juve, qui ajoutait `a voix basse : J’ai retrouv'e ici le milieu de la rue Fortuny, de m^eme que rue Fortuny, j’avais d'ecouvert des gens devenus suspects `a la suite du vol effectu'e `a la Banque de France par Fant^omas. De l`a, je conclus que je finirai bien par prendre, dans un immense coup de filet, tous ceux qui, de pr`es ou de loin, constituent la bande 'enigmatique et formidable de notre adversaire.
— Je le savais, et d’ailleurs, tandis que vous 'etiez en train de flirter avec la charmante Am'ericaine qui nous recoit, j’ai moi-m^eme remarqu'e ici quelques silhouettes assez int'eressantes, quelques personnages inattendus. La comtesse de Blangy est dans nos murs.
— Je le sais, mais ce n’est pas elle qui m’int'eresse surtout.
— Parbleu, mieux vaut toujours s’adresser `a Dieu lui-m^eme qu’`a ses saints.
— Et Dieu, en l’esp`ece, pourrait bien ^etre le diable, ou tout au moins…
— Tout au moins, lui, n’est-ce pas ?
— Tais-toi, Fandor, je vois que tu penses comme moi. As-tu remarqu'e quelque chose ? J’ai la persuasion qu’il est ici, et voici deux heures que, sans interruption, j’examine tous les visages, j’'epie les gestes de tous les gens qui me paraissent suspects. As-tu un indice ?
— Que feriez-vous, Juve, si tout d’un coup, ailleurs, ou m^eme dans ce salon, vous vous trouviez en pr'esence de notre adversaire ?
— J’ai souvent chang'e d’avis `a ce sujet, mais d'esormais, ma d'ecision est prise. Irr'evocable. Les demi-mesures ne nous ont pas r'eussi : si Fant^omas se dressait en face de moi en ce moment, je l’abattrais comme un chien en lui logeant cinq balles dans la t^ete.